Jeanine Baude & David Hébert, Ouessant,
Éditions des Vanneaux,
Collection Carnets nomades, 2016.
Lecture d’Angèle Paoli
Source
« DANS LE PERPÉTUEL MOUVEMENT D’UNE EXISTENCE ET D’UNE ÉCRITURE »
Enez Euza. L’île lointaine. L’île extrême. Phares et vents, courants marins puissants tempêtes et naufrages, écueils et légendes. L’île « la plus élevée » de la mer d’Iroise charrie avec son nom — Ouessant — des houles insoumises des navires échoués des épaves des batailles engagées contre les éléments déchaînés. Mémoire d’Ouessant. Mémoire lointaine. Toujours vive.
Ouessant, « l’île baguée de ses cinq phares », est l’île que Jeanine Baude a élue parmi toutes. La posséder est impensable. Être possédé par elle s’inscrit dans le possible. « […] Possède-t-on jamais une terre aimée ? Elle nous emporte et nous prend dans sa magie, sa plénitude, son isolement qui la rendent si singulière. Elle nous façonne de ses doigts de fée. »
Jeanine Baude consacre à l’île aimée un petit livre. Ouessant. Qu’elle dédie aux Ouessantins et aux gardiens de phares. Édité en 2016 aux Éditions des Vanneaux, accompagné des dessins-esquisses de David Hébert, Ouessant rejoint la collection des Carnets nomades. Ce petit opus, elle le livre tout entier (ou presque) à l’écriture lyrique d’une passionnée. La poète a beau vouloir tenir à distance cette forme d’expression — « Basta du lyrisme », écrit-elle —, sa nature profonde la déborde, qui fait de son écriture ouessantine un hommage vibrant et magnifique. Tout de tensions de volutes d’enroulements de jets d’écume de parfums de rocaille de houle de marches insatiables de lumière océane et de bleu arrimé aux cinq phares et/ou sémaphores qui ceinturent l’île. Le Créac’h, le Stiff, Kéréon, la Jument, Nividic. Et, à vrai dire, l’insulaire que je suis s’interroge. Pourquoi vouloir gommer atténuer nuancer toujours ce qui nous porte vers, qui nous dépasse, qui nous pousse au-delà de ce qui submerge ? Pourquoi ne pas vouloir vouloir prendre en compte « ce qui parle à notre place. Ce que nous ne pouvons éviter. Ce que nous cherchons dans un faisceau de réalités, la luminescence de cette roche qui non pas écrase mais traverse le regard jusqu’aux tréfonds, dans le silence du corps, celui des chairs, des vaisseaux. » ? Et la poète de poursuivre par cette interrogation d’un lyrisme existentiel à la fois juste et nécessaire : « Comment poursuivre, sinon par nos pas incertains, notre faiblesse à tenir debout face aux vents contraires ? Dans la raréfaction des présages, en allumant la torche des yeux, irradiant les nerfs pour comprendre, ajuster la limaille de nos os à cette marche du présent. »
Jeanine Baude a élu Ouessant par passion. Pour y vivre au plus près au plus profond au plus intime son attachement viscéral à elle. Elle est l’Uxisama de Pythéas. Ce grand navigateur phocéen qui, en son temps, hanta les mers du Nord. D’origine marseillaise, la poète s’y rend, comme tant d’autres amoureux des solitudes, pour larguer les amarres « au propre et au figuré ». Pour renaître. Et pour renaître, il faut se défaire. Laisser derrière soi ses us et coutumes, les pensées ordinaires, les gestes coutumiers, ses attachements et conforts. Il faut s’engager. Quitter la terre ferme, larguer « le roulis de la ville, sa torpeur, sa cadence inhumaine ». Et de là, une fois embarqué, s’en remettre à l’appel du large, celui-là même qui rince à grande eau et recentre les identités malmenées par la frénésie de ces temps. Ici, sur le navire qui vient de quitter Le Conquet et se prépare à affronter le courant du Fromveur, l’esprit porté par le roulis rôde autour des naufrages d’antan. En longeant Molène, impossible de ne pas avoir en mémoire la catastrophe du Drummond Castle survenue en juin 1896. La poète retrace la tragique histoire des passagers dont les corps flottèrent des jours durant autour de Molène :
« Le Fromveur fut jonché de corps à la dérive, flottant au milieu d’un amoncellement de débris : objets précieux, vaisselles, vêtements, planches et matériaux divers auxquels, peut-être, s’accrocher. Les pêcheurs molènais furent les premiers à découvrir le drame », dont rendit compte « le célèbre hebdomadaire français L’Illustration. »
Il faut attendre de retrouver la terre ferme, pour que vienne le temps du poème. Il apparaît dès que la poète reprend pied dans sa maison du Prat et que se met en place la fusion du dedans et du dehors ; que s’ajuste la partition de leur chant jumeau. À ancrer ses pas dans le sol mouvant d’Ouessant, la passante renoue avec la sfuggita qui habite ses entrailles. Curieusement, la sfuggita retrouve intactes les effluves d’Italie. Venise inscrite au creux des muscles et de l’esprit refait surface, qui requiert la poète « par sa luxuriante beauté mais aussi par ce passage de la vie à la mort qui se frotte aux pierres des soubassements rongées par le sel ». Surgissent aussi les souvenirs de pages vénitiennes — celles de « l’ami Jean Clausel » — évoquant « l’enterrement d’Igor Stravinsky », la tombe de Diaghilev, le cimetière San Michele… le Requiem de Scarlatti… L’écriture se fait ainsi l’écho d’un vécu plus ancien. Les réminiscences de lectures se joignent aux souvenirs personnels de voyages et de rencontres, façonnant avec l’histoire de l’île ce curieux « carnet de voyage » qui « se déplie, s’ouvre et se ferme en suivant les vents forts de noroît ou de suet, la marée, son flux et son reflux ». Accord parfait du poïein avec la mouvance du paysage. « Dans le perpétuel mouvement d’une existence et d’une écriture. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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