éditions Al Manar | Alain Gorius, 2016.
Dessins de Karine Rougier.
Lecture d’Isabelle Lévesque
Depuis des millénaires mon histoire se raconte E. F. Quelques vers d’une chanson de Nick Cave, « Where the Wild Roses Grow », tirée de son album Murder Ballads, en épigraphe. Ballade sombre et inquiétante à la mélodie entêtante qu’il chante en duo avec Kylie Minogue. Lui et elle alternent pour les couplets – refrain à l’unisson des deux voix. Le chanteur australien a puisé son inspiration dans le fonds des chansons traditionnelles irlandaises. « Banks of the Roses », aux nombreux avatars, est parfois chanson d’amour exaucé, parfois récit d’un crime. Rouge vive reprend le même dispositif, en faisant alterner deux voix, et nous retrouvons aussi cet endroit secret, les rives où poussent les roses sauvages. Mais, comme dans les gwerz bretonnes qui racontent des faits-divers à deux voix, ici aucun refrain n’unit les deux voix. Elles se distinguent typographiquement : caractères romains, verticaux et robustes, pour lui ; italiques, aux caractères plus souples, inclinés, pour elle. Le lieu ressemble à celui de la chanson : paysage gris, sombre, dans la forêt traversée par une rivière : « C’est une vaste terre / de fougères et de pins // une forêt de profondeurs / arasée de ténèbres ». Lui apparemment vit seul avec sa mère, sa « vieille » aux « yeux baissés / sur sa vie de lambeaux ». Il est d’ici, son enfance toujours en lui. Il incarne ce pays, ces arbres, ces pierres et cette eau. Elle est venue seule avec sa mère. Son « promis est mort à la guerre » alors qu’elle était « encore fille ». Leurs vies connaissent les « fêlures », « griffures », « écorchures », les « érosions », « failles » et « lézardes », et puis les rides. Elle est « mendiante à l’amour / prête à la courbure ». Il est « la faim la soif », cet « homme silence » a « un appétit d’ogre » (mais Chut !). Leurs solitudes s’aimantent, il ne peut que lui apprendre ce qu’elle veut apprendre et lui faire découvrir cet endroit merveilleux (périlleux) où poussent les roses sauvages. Alors tout se colore : « Éclosion d’incarnat », « fleur sanglante », « bouquet grenat », « ombres écarlates », « rosiers carmins », « cicatrice pourpre », et le rouge des lèvres. Pour ce « Rouge » du titre, quel genre ? Identique au féminin et au masculin, ce terme peut-il porter l’identité, devenir nom propre désignant quelqu’un qui saigne ou vit enfin de sa couleur sang ? Couleur du Petit Chaperon qui traverse la forêt et rencontre le loup ? Ou loup rouge rencontrant cette petite vive comme l’eau 1 ? Place à l’équivalence ambiguë entre le sang et la vie qui convoque dans le texte le polyptote (vive, vivante, vivre…). Eau « vive » de la rivière, espoir de vie et d’amour. Lui porte sa « solitude » comme « un manteau » le jour, une « caresse » la nuit. Semblable au jeune Rimbaud qui « sentai[t] des gouttes / De rosée à [s]on front, comme un vin de vigueur », il « taille / des draps de veille et / de vigueur » dans les lianes de la rivière : virile vigueur sur ses rives. L’eau paraît « douce », et les roses « sauvages ». À son propos on pourrait dire qu’il porte son enfance, comme Rimbaud encore : « L’enfant se sent, selon la lenteur des caresses, / Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer. 2 » Sur cette rive se trouve l’homme du poème, mais il attend l’accomplissement. Dans ce paysage « de fougères et de pins », cette « forêt de profondeurs », les pierres portent des « rides » comme « sur le front d’une vieille ». Lui est seul, rejeté de tous. « Je suis né dans ce village à l’engrais des tempêtes la forge des orages Qui était cette femme au visage froissé dans ma poche Je ne m’en souviens plus » Photographie dans la poche, figure trompeuse et frustrante du désir. Il cherche « la paix et la beauté », trouve « les rosiers sauvages ». La ponctuation ne saurait interrompre le flux de cette remémoration (ou de cette invention). Nous parcourons une terre de légendes. Tout y converge en cette forêt, « une rivière sinue », peuple le sommeil attachant le rêveur à son souffle onirique. Les dessins noir et blanc de Karine Rougier exacerbent l’animation du paysage : une main, un arbre — les deux — jaillissent d’une terre de racines et de larmes. Mi-chemin, interstices, les poèmes courts (cinq ou six vers le plus souvent) déploient les pans d’un rêve et d’une mémoire. Une histoire fragmentée s’inscrit, aux images fondatrices, voilà un monde qui n’est plus que par ses résurgences fantastiques, nouées à la forêt, espace de landes propice aux hésitations de temps et d’images. La métaphore n’y est pas perçue comme une figure de style, on l’entend littéralement car déjà nous sommes éloignés des sentiers de raison ou réalité : « Mon cœur tissu fragile / se déchire », dit-elle, et toujours une trace, perceptible, reste dans le creuset du poème. Le voile va bientôt se déchirer, la « robe de vent si légère », la vie, le cœur, en un seul « tissu ». Un son (cri), un lambeau (coton), les sens communiquent et créent le réel. Comme Perceval songeant devant les trois gouttes de sang de l’oie blanche sur la neige, rouge et blanc, « semblance » d’ailleurs. Le bel oiseau blanc blessé par un faucon, la belle Blanchefleur loin de lui. Ici : « Le sang sur la neige a gelé Éclosion d’incarnat » Sont réveillés les angles des mots. L’adjectif « incarnat » vient de l’italien incarnato, on y lit « incarner », c’est la couleur de la chair, le prix de vivre dont le sang n’est pas perdu. Ici, on tremble, grelotte et vibre comme, sur les cordes d’une lyre, une dernière note ne meurt pas. Nous savons ce qui berce la mémoire : un chant, le souvenir d’une « fleur sanglante » (coquelicot ou rose ?) sur le champ d’une bataille perdue, l’aimée est sans voix. Or la porosité caractérise cette écriture qui d’un poème à l’autre expire la peine. Songer à Victor Hugo : se pencher sur la tombe éclose. Pèlerinage ancien voué au rouge sacrifice (la vie), le titre retentit toujours, il vibre en chacun des poèmes que la terre couvre. « Vie enfuie bouche close ventre désert cœur d’attente » Mais la rencontre a lieu : « Il portait dans ses bras /des gerbes de griffures », le héros du conte. Première apparition à l’orée de la forêt, « [j]’ai vu un homme / j’ai vu la vie ». De celui-là seul, l’amour a décidé laissant échapper les paroles de l’arbre devenues matière de la langue de la promise, langue végétale et secrète tranchée net. « [B]ouquet grenat », le rouge libre, entre deux voix. Il et elle devaient se rencontrer et s’unir. Deux soifs à étancher, deux creux à combler. Dans le conte de Charles Perrault, Peau d’Âne, qui ne veut rester ni seule ni fille, met sa robe « couleur de Soleil », « celle où le feu du soleil éclatait », pour séduire le prince. Ici, elle met sa « robe de vent », et il la voit de loin avec sa « robe / de feu ». Mystère, révélation vont suivre. Le sang va couler. Quelle semence ou quel sang a fait pousser les « roses sauvages » sur cette rive ? Pascal Quignard nous a montré que « le sexe est lié à l’effroi »3 dans les Métamorphoses. « Voir en face est interdit. Voir le soleil, c’est brûler ses yeux. Voir le feu, c’est se consumer. 4 » Rouge rose vive… Ronsard nous a dit ce que vivent les roses. Isabelle Lévesque D.R. Texte Isabelle Lévesque pour Terres de femmes ________________________________ 1. « Ma petite est comme l’eau, elle est comme l’eau vive », chantait Guy Béart dans ce film sur scénario de Jean Giono : L’Eau vive. La jeune fille qui a perdu son père s’appelle Hortense, elle ressemble à la Durance. Peut-on cueillir des roses sauvages sur les rives de la Durance ? 2. Arthur Rimbaud, « Les chercheuses de poux », Poésies (1870-1871). 3. Pascal Quignard, Le Sexe et l’Effroi, éditions Gallimard, 1994 ; collection Folio, 1996, p. 84. 4. op. cit. supra, p. 115. |
Retour au répertoire du numéro d’avril 2016
Retour à l’ index des auteurs
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.