Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel ,
éditions Arfuyen, Collection « Les Cahiers d’Arfuyen »,
volume 228, 2016.
Lecture d’Emmanuel Merle
« TU ES LANGUE EN CE PAYSAGE »
Au commencement, la nuit et le silence.
Et l’autre soi-même qu’on ne saurait comprendre clairement.
Au commencement de l’existence, l’absence de repères : la nuit en plein jour, la nuit à l’intérieur de soi. On dirait que les visions qu’on s’autorise sont à l’extérieur, derrière une vitre-écran, inaccessibles, et tout autant en soi, dans l’esprit et dans le corps, internes et comme vivant leur propre vie :
« Tes yeux sont les tessons d’une fenêtre d’hiver
que le givre recouvre tu grattes pour y voir au dehors la glace
fondue »
Où est l’emplacement de la vie, se demande celle qui
« (sait) dormir alors
qu’on ne sait plus déjà
qu’un rêve a englouti le jour. »
La folie rôde dans le même espace mental que l’espérance. Enfermée en soi, enfermée dans le monde incompréhensible encore, la « narratrice », naissant peut-être, mais déjà dépositaire d’une mémoire de l’humain, se heurte à l’immédiate présence du réel lorsqu’il est encore indifférencié, encore Un. Et pourtant la blessure est là, de toute éternité, semble-t-il, la blessure qu’il faut ravauder d’une manière ou d’une autre : se faire arbre et « comme l’arbre [n’avoir] qu’une parole de feuille » ou « à sa bouche [avoir] peut-être la lune », ou bien « penser enfin OISEAU ».
Car il y a une blessure déjà, et une menace encore. Quelque chose peut surgir à chaque instant, dans la ville, sur le chemin, « un monstre s’est tapi dans la chrysalide », qui est déjà venu, qui peut venir encore. Le Minotaure, la « tête de cerf », s’agite à la lisière du regard et
« il ne restera du jeu d’hier
rien, sauf
quelques osselets
l’ivoire dur du ciel »
La voix est rauque qui crisse dans les vers, comme d’avoir trop crié.
Comment vivre pleinement avec le manque initial ? Qu’est-ce qui va « rempli[r] les marges », alors même que « les pages sont vides » ? L’ensemble du recueil est une interrogation sur le pouvoir du langage, une tension permanente entre l’impossibilité de la parole et le pouvoir incroyable des mots. Ça commence par la mise à distance de soi, par l’apostrophe récurrente à la « petite fille », qui à la fois appelle celle qu’on n’est plus, qu’on regrette de ne plus être, qu’on redoute d’être à nouveau, et à la fois confirme qu’une part de soi est restée cette enfant. Et même que c’est certainement cette part qui autorise l’écriture de l’adulte :
« Petite fille
quand les feuilles se seront détachées
absorbées par la terre
les arbres dormiront nus debout
(c’est ce qu’elle dit
mais ce n’est déjà plus sa bouche qui parle) »
Ph., G.AdC
Les mots peuvent-ils dire l’immédiat de la sensation, l’évidence d’un regard, le souvenir palpable d’un être ? Vieille question, vieille tension. « Plutôt qu’un poème, c’est toi que je veux écrire ». Faut-il s’abreuver de mots, remplir des pages de cahiers avec des listes qui diraient tout, ou tenteraient de le faire, juste pour le foule rassurante des choses, juste pour la sonorité des mots rares, des mots que la science naturelle pose sur les êtres simples des fleurs et des arbres ? Cette profusion soudaine est-elle suffisante ? Les mots peuvent-ils être des « mains jetées au ciel », des « flèches » pour percer le mystère de la présence au monde, dont on sent bien qu’elle est la seule voie de guérison et la seule adhésion ?
Ne faut-il pas se heurter au silence, l’accepter, lui qui « sourd des origines », et, par la plénitude qu’il installe dans la nature, accéder à un autre degré du langage, à la poésie, puisqu’aussi bien c’est de ce silence que « survient la parole » ?
« À la fin l’horizon entaille claire
sera la pointe d’un mot
qui sans cesse recule »
Le langage se dérobe toujours lorsqu’il veut se faire parole, et c’est uniquement dans une tentative réitérée sans cesse que se trouve la poésie. C’est au niveau de la gorge que sont liés définitivement corps et esprit, c’est à cet endroit comme un nœud que se rejoignent inextricablement le désir d’absolu et le constat de notre finitude :
« Si je mâche mes mots, longtemps, infiniment
c’est pour qu’ils soient de l’eau
c’est pour qu’ils soient liquides, qu’ils soient rendus au bleu
c’est pour que tu y plonges
et pour que tu m’y retrouves »
Mais au lieu de rester dans la tentation (pourtant présente) de la dissolution dans le grand Tout, de la disparition de soi, qui serait une forme d’acceptation de la solitude et de rejet du sens, au lieu d’un éparpillement mystique de soi dont on sent bien qu’il est presque souhaité, la personne qui écrit là ne peut pas nier sa simple humanité, ce qui en constitue la part la plus haute, et finalement la plus nécessaire pour qui veut savoir ce qui se passe « après » : d’où viennent ces « poèmes d’après », d’où naissent-ils ? Et où vont-ils ? La seule réponse possible, foncièrement humaine, c’est qu’ils sont adressés à l’autre, et que d’une certaine manière ils viennent de lui.
Cécile A. Holdban ne convoque pas d’autres poètes pour s’en revendiquer : elle les nomme et elle cite leurs paroles, elle les remercie de bien vouloir lui faire une place parmi eux, à hauteur d’humanité. Sandor Weöres, Kathleen Raine, Janet Frame, Sylvia Plath, Pierre-Albert Jourdan sont d’abord ces humains qui ont dit la difficulté d’être et la gloire de vivre. Ce sont donc bien ces voix multiples qui empêchent la dissolution de soi, qui font que, penchés au bord du vide, nous pouvons nous retourner vers ceux qui, comme nous, cherchent un sens. Et nul doute que La Route de sel (deuxième partie du recueil), loin d’une vallée de larmes, soit cette voie/voix possible pour donner aux autres les paroles qui « murmure[nt]/ et [qui] porte[nt] sur une branche sacrée / la feuille qui [nous] guérira ».
« Révélés,
les domaines silencieux
survolés en silence
les tilleuls et les herbes.
Les doigts dans la terre
l’enfant jardine
ressuscitant l’aïeul
au dévers de ses mains »
Un dernier secret : c’est une poésie entièrement tournée vers la vie. « Tourbillon est roi », écrivait Aristophane, et c’est le déplacement, le pas suivant l’autre, l’élévation rapide, le déplacement du vent que les mots de Cécile A. Holdban répercutent comme les échos d’un mouvement ininterrompu, à l’image de la vie qui va :
« la grâce d’un geste pèse autant sur la terre que la grâce des âmes ».
« Par la grâce du geste, elle dévêt la pesanteur. »
Et enfin, parce que la vie est brève, et parce que nous ne devenons jamais ce que nous sommes, mais que, simplement, nous sommes ce que nous devenons :
« Jour vif, où le corps ne pèse que le poids du mouvement. »
Emmanuel Merle
D.R. Texte Emmanuel Merle (avril 2016)
pour Terres de femmes
|
Retour au répertoire du numéro d’avril 2016
Retour à l’index des auteurs
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.