Antonia Pozzi, La Vie rêvée,
Journal de poésie 1929-1933,
éditions Arfuyen,
Collection Neige, volume 32, 2016.
Traduit de l’italien par Thierry Gillybœuf.
Lecture d’Angèle Paoli
Ph., G.AdC
UNE ÂME EN PROIE À L’APPEL DU NAUFRAGE
Née le 13 février 1912, Antonia Pozzi est âgée de dix-sept ans lorsqu’elle se lance dans l’écriture de son Journal de poésie. C’est avec « La mascarade des pêcheurs », un tout petit poème très ramassé mais dense, écrit à Sorrente le 2 avril 1929, qu’elle donne sa tonalité à La Vie rêvée. La vie est déjà perçue, ce jour-là, comme une mascarade – envers du rêve. Éprise d’absolu et de pureté, torturée par le doute et par le sentiment exacerbé d’une « inanité convulsive », la jeune femme est confrontée très tôt à une inquiétude existentielle, à l’angoisse et au déchirement. Et ce, jusqu’à sa mort, onze ans plus tard. Antonia Pozzi choisit en effet de disparaître en mettant fin à ses jours. Le 2 décembre 1938.
Le premier tome de La Vie rêvée couvre cinq années. De 1929 à 1933. Années adolescentes au cours desquelles la jeune fille écrit sa vie au fil des jours sous forme de poèmes. De manière régulière, presque quotidiennement durant l’année 1929, avec des ellipses plus importantes au cours des quatre années suivantes. Chaque poème, précisément daté, fait le plus souvent mention du lieu où il a été écrit. Milan, la ville natale d’Antonia Pozzi, étant le plus représentée. Mais aussi Pasturo, lieu privilégié des vacances familiales dans la Valsassina ; Santa Margherita, Silvaplana, Varese, Campiglio… Palermo, Kingston, Siracusa… Il arrive que le lieu d’écriture diffère du lieu évoqué par le poème. C’est le cas du poème « La petite gare de Torre Annunziata », sise aux pieds du Vésuve, poème sans doute écrit à Milan, au lendemain d’une escapade napolitaine, le 17 avril 1929.
Tous ces points confortent le lecteur dans l’idée que l’ouvrage est bel et bien un « journal ». Quand bien même Eugenio Montale, dans un article rédigé en 1945, a refusé de voir dans cette œuvre un « journal de l’âme ». Montale proposant dans ce même article de lire le recueil comme un « livre de poésie », « témoignage des œuvres de notre temps ». Dans sa préface à La Vie rêvée, Thierry Gillyboeuf, traducteur de cette œuvre imposante, foisonnante et bouleversante, définit (subtilement) l’écriture d’Antonia Pozzi comme une « sorte de poésie diariste ». Se fondant, pour le choix de cette expression, sur le sous-titre — Diario di poesia — sous lequel l’éditeur Mondadori avait publié Parole en 1943.
Certains poèmes ont un ou une dédicataire. Par exemple, les initiales L. B. sont celles de Lucia Bozzi, l’amie de cœur, la grande confidente d’Antonia Pozzi. Mais on trouve le plus souvent l’adresse Ad A.M.C. Ainsi le poème « Offrande à une tombe », dédié à Antonio Maria Cervi, professeur de latin-grec du lycée Manzoni. La tombe étant celle du frère de Cervi, tué pendant la Première Guerre mondiale. Fascinée par l’érudition de son professeur (de seize ans son aîné), par sa culture, par le raffinement de ses goûts, par sa passion à enseigner, la jeune fille tombe amoureuse. Avec le renoncement à cette idylle, contrariée par un veto paternel, prend fin « la vie rêvée », en 1933.
« Oh ! pour t’avoir rêvée,
ma chère vie,
je bénis les jours qui restent —
la branche morte de tous les jours qui restent,
qui servent
à te pleurer. »
(25 septembre 1933)
Quels que soient l’époque ou les lieux évoqués, une même ligne de force traverse le paysage mental d’Antonia Pozzi et l’ensemble du livre. La mort y est omniprésente. Elle se manifeste sous des formes ou métaphores diverses — « lierre noir », « chrysanthèmes », « cimetière » de rochers… — une mort que la jeune femme semble désirer. Ou, du moins, appelle de ses vœux.
Ainsi dans « Alpage » :
«… qu’il serait bon
de se fracasser sur un rocher,
et la mort serait
vie lumineuse et certaine, à défaut d’esprit
qui dit qu’ici Dieu n’est pas loin. »
(Pasturo, 28 août 1929, p. 89)
Le poème le plus impressionnant est sans nul doute « Chant sauvage », écrit un mois plus tôt. Il préfigure la mort réelle de la poète, non pas qu’il l’annonce mais parce qu’il en suggère par anticipation la trame. La poète, exaltée par la joie que lui a procurée son excursion en montagne, évoque la vision idéalisée de sa propre mort :
« Au loin, dans un triangle de vert,
le soleil s’attardait. J’aurais voulu
bondir, d’un seul élan vers cette lumière ;
m’allonger au soleil et me dénuder,
pour que le dieu mourant s’abreuve
de mon sang. Et puis rester, la nuit,
étendue dans le pré, les veines vides :
les étoiles — lapidant folles de rage
ma chair desséchée, morte. »
(Pasturo le 17 juillet 1929, p. 71)
Antonia Pozzi mettra en scène sa mort le 2 décembre 1938, dans la belle nature de l’abbaye cistercienne de Chiaravalle où elle a coutume de se rendre. « Là elle avale plusieurs comprimés de barbituriques et s’allonge dans un pré voisin en attendant la mort. » (Préface de Thierry Gillybœuf ). Là, peut-être, pour la première fois, rêve et réalité se rejoignent-ils pour former un visage unique.
Chez la jeune poète, la pensée de la mort s’accompagne de visions de pureté, de nudité, de virginité. Visions non dénuées d’érotisme, qu’elle synthétise dans les derniers vers de « Chant de ma nudité » :
« Aujourd’hui, je me cambre nue, dans la pureté
du bain blanc et je me cambrerai nue
demain sur un lit, si quelqu’un
me prend. Et un jour nue, seule,
je serai étendue sur le dos sous un trop plein de terre,
quand la mort aura appelé. »
(Palerme, 20 juillet 1929, p. 77)
La mort semble être l’aboutissement ultime et recherché de l’exaltation qui habite Antonia Pozzi. Exaltation liée à l’ascension. Réelle en montagne et requérant l’effort, l’ascension fait partie intégrante du rêve. Elle s’accentue à la tombée du jour avec le battement des cloches — « inexorables les cloches » — et culmine avec les images de mort.
« Les cloches scandent pour moi le rythme
d’une ascension ce soir.
[…]
Mes pas ne quittent pas le rythme
des cloches, ce soir :
cloches aussi graves, pénibles et lentes
que mon ascension.
Soudain, au loin
une cloche
résonne plusieurs fois.
Je suis au terme de mon ascension ;
je me dépêche, j’arrive sur la cime la plus haute.
Cela tonne. C’est la tempête sur les sommets.
[…]
Au matin on nous retrouvera morts.
Morts parmi les rhododendrons.
Morts parmi les rochers
aux visages des tombes.
Morts par une nuit de tempête.
Morts d’amour. »
(Pasturo, 23 juillet 1930, pp. 103-105)
Mourir d’aimer. Un rêve inatteignable pour Antonia Pozzi. Le plus souvent exalté par la solitude, par une mélancolie de l’âme que rien ne parvient à calmer, l’amour l’est aussi par un désir exacerbé qui transparaît dans les poèmes. Dans « Bénédiction », poème aux accents de prière et de sensualité, la poète confie à Lucia Bozzi la fièvre qui s’empare d’elle. Au point qu’il est difficile de savoir de qui parle vraiment Antonia Pozzi :
« Tempe contre tempe
se transfusent
nos fièvres
[…]
Loin,
une grande voix d’eau
éclate en paroles incomprises
et te bénit peut-être,
douce sœur,
au nom de mon amour et de ta tristesse,
toi, aile blanche
de mon existence. »
(Pasturo, 7 septembre 1929, p. 91)
La fièvre qu’éprouve la jeune femme s’accompagne aussi d’images d’impureté qui viennent contrarier l’aspiration à la blancheur et à la légèreté de l’aile.
Pour calmer les ardeurs de son âme incandescente et contradictoire, Antonia Pozzi échafaude un plan de fuite avec Antonio Maria Cervi. Ainsi évoque-t-elle dans « Fuite » les différentes étapes de ce plan, bâtissant au futur les gestes en partage avec son amant : « nous foulerons la couche molle/des aiguilles » ; « nous trébucherons/sur les racines »/« nous nous collerons/aux troncs » ; « et nous fuirons »…
Le poème se clôt sur une distribution des rôles et sur l’aveu d’un rêve idyllique :
« Et toi, tu seras
dans la pinède, le soir, l’ombre penchée
qui veille : et moi, rien que pour toi,
sur la route douce et sans but,
une âme accrochée à son amour ».
(Madonna di Campiglio, 11 août 1929, p. 81)
Ailleurs, dans le poème intitulé « Paix », antérieur de quelques jours, la poète invite son amant à jouir avec elle de la douceur et de la sérénité qu’elle veut lui offrir en partage.
« Donne-moi la main : je sais combien ta main
a souffert sous mes baisers. Donne-la-moi.
Ce soir mes lèvres ne me brûlent pas.
Marchons ainsi : la route est longue.
[…]
Mais viens : marchons ; même l’inconnu
ne m’effraie pas, si je puis être près de toi.
Tu me rends bonne et blanche comme un enfant
qui dit ses prières et s’endort. »
(Carnisio, 3 juillet 1929)
Chez Antonia Pozzi, la paix de l’âme est éphémère. Son esprit enfiévré veille, qui la met au bord de l’abîme. La folie guette, obsession liée au désir et à l’appel de la chair. Ainsi dans « Solitude », poème adressé à Antonio Maria Cervi, la poète énumère-t-elle une suite de désirs – « je voudrais attraper…/me ruer…/lutter…sombrer…/me replier…/dormir ». Et rejoint-elle, dans les derniers vers, une forme de délire pathologique :
« J’ai les bras douloureux et alanguis
par un désir inepte d’étreindre
quelque chose de vivant, que je sens
plus petit que moi […]
Non : je suis seule. Seule je me pelotonne
sur mon maigre corps. Je ne me rends pas compte
qu’au lieu d’un visage endolori,
j’embrasse comme une démente
la peau tendue de mes genoux. »
(Milan, 4 juin 1929)
« Recopiés sur un cahier d’école », les « poémicules » (poesucciole) d’Antonia Pozzi portent la marque permanente d’une « âme » en proie à l’appel du naufrage. La tonalité souvent élégiaque de ses poèmes rend compte de la mélancolie qui habite la jeune femme. Mais le regard aigu qu’Antonia Pozzi porte sur elle-même et sur l’existence lui permet d’éviter l’écueil d’une spontanéité qui la conduirait inéluctablement vers un excès de lyrisme. Et même si des accents autres que les siens l’habitent par moments — les poètes Gozzano, Pascoli, Rilke, Dickinson… —, la voix qui sourd d’un poème à l’autre est légère et fluide, portée par une traduction qui l’est tout pareillement. La poésie d’Antonia Pozzi est riche de promesses auxquelles une mort précoce a mis un terme. Mais traverser la vie de la poète au rythme lent de la lecture du diario de La Vie rêvée est une aventure tendre et émouvante. Rendons hommage à Thierry Gillybœuf de s’être attelé à ce travail de tout premier ordre, et à Cécile de le lui avoir inspiré (Pour Cécile à qui ce livre doit tout). Qu’ils en soient l’un et l’autre chaleureusement remerciés.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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