Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau, treize à seize,
éditions Flammarion,
Collection Poésie/Flammarion, 2016.
Lecture d’Angèle Paoli
Aquatinte numérique, G.AdC
DE L’OR COMME DANS ORIGINE
Lire la poésie de Nicolas Pesquès comme on lirait une longue suite poétique d’un genre nouveau s’inventant sous les yeux de la lecture dans la continuité d’une temporalité sans accroc. Plus encore, dans la continuité du fleuve Juliau, en passant par toutes les étapes du « jaune », depuis les origines de la création en 1988 (volumes un à dix, publiés par l’éditeur André Dimanche) jusqu’au dernier volume (treize à seize), qui vient de voir le jour, tout comme le précédent (onze, douze), dans la collection Poésie/Flammarion. Vingt-huit ans de vie partagée entre le poète et sa colline. Entre le poète et son œuvre unique. Une histoire de passion amoureuse.
« colline ma
vulve béante » (in « J » 11)
L’œuvre impose par l’extériorité stable de son titre. La Face nord de Juliau jamais ne varie. Elle est là, dans sa permanence solide et fiable, qui vient à notre rencontre par le biais de « l’écre » du poète. Mais, avec l’écriture, s’immisce une variation sur le même, formes couleurs approches points de vue. Jusqu’à voir surgir des éclairages inattendus, drainant dans leur sillage d’autres méthodes d’apprentissage et d’autres réflexions, d’autres interrogations et doutes d’où naît l’« intranquillité ». Celle du lecteur et celle du poète. D’autres personnages surviennent, pense-bêtes du poète : lièvre perdrix épervier taupe ver… in « J » 11, 12 et… 13. Et d’autres « formules ». Suivre ainsi le poète dans le cheminement de sa pensée, dans son parcours poétique, dans son obstiné tête-à-tête avec la colline, dans ses tentatives douloureuses de dire Juliau, de l’appréhender en profondeur et en nudité, en crudité (ou à cru ?), de pourchasser « l’hypnotiseuse » jusque dans ses moindres retranchements, c’est se joindre au plus près à l’aventure provocatrice d’une écriture, se fondre en elle, adhérer à la démarche du poète et à son propos. Dans une constance partagée jusque dans l’épreuve que représente la lecture d’un texte aussi singulier et aussi rebelle. Avec fidélité et admiration.
Avec le « tunnel » de Juliau onze et douze, inscrit dans le noir de la nuit, la cécité et le deuil, à quoi il faut adjoindre l’expérience de la mutité, le poète s’était confronté au travail de composition/détournement qui se joue au cœur de « la chambre noire de la langue ». Avec en permanence cette idée que retourner aux origines de Juliau est nécessaire pour que s’opère la séparation qui préside à sa reconnaissance. Paradoxe de la double hélice qui vrille sur elle-même, entraînant le mouvement de flux et de reflux de la marée. L’écriture de « J » 12 se clôt sur ces « bouts de prose comme la vie. Bouleversés à chaque instant. Jaune transitoire, rayé de j. Éclats de tendresse avec du silence. » Telle pourrait être l’une des multiples définitions de l’écriture de l’ensemble des recueils.
Avec pour transition entre les différents volumes, cette ouverture de « J » 14 :
« Longtemps, je n’ai pas écrit la colline. La vie aura précédé. Plus longtemps encore écrire aura déjoué l’avènement de l’écart. Il aura fallu ce jaune, cette transmissibilité.
M’écrire au noir pour que ce soit un jaillir, pour le retour de la vraie nuit. N’écrire que si la colline devient. »
Le désir de « j », « jaune aux joues » retrouvé, l’aventure reprend et nous voilà à l’orée de La Face nord de Juliau, 13 à 16. Le nouveau recueil s’échelonne de 2009 à 2012. En trois temps pour « J » 13 : « Prologue » (2009) / « Le Grand Pense-Bête » pour 2010 / « Les Formules, deuxième séquence » pour 2011. À la complexité temporelle de la composition — l’année 2011 s’échelonne sur plusieurs sections, débordant sur « J » 14 et « J » 15 — s’ajoute une curiosité qui attire et attise l’attention. « J » 15 est vide. Or, nous sommes toujours en 2011, comme le précise la table des matières. La mutité est-elle à nouveau à l’œuvre, dès début janvier 2012, et pour quelques semaines encore ? Une seule page et deux mots, séparés par un fort interlignage, formant une énigme. Affirmative. Un constat irréfutable, commun à tous :
« nous
sommes »
Séparés, nous sommes, en effet, de manière irréversible. Seule la poésie. « L’autre écriture. » Une rencontre. « L’entreprise d’une vie. » Et pour « troisième voie », le poème.
S’ouvre alors « J » 16. On entre en 2012. Ainsi l’indique à nouveau la table des matières. Dans cette ultime section du recueil, le poète délaisse la prose — et la forme journalistique — au profit des poèmes. Le poème d’ouverture annonce le thème de la « nudité » étroitement lié au projet de la recherche poétique et à son but :
« Par nudités mutiques
dédiées de longue date
vient l’appel à revouloir
à dévêtir
l’extension du face à face »
Mais la nudité est violence et pour que le combat avec « l’hypnotiseuse » soit loyal il faut en passer par l’acceptation de sa propre mise à nu et de la souffrance qui l’accompagne :
« se sera répandue
l’hypnotiseuse
pour me nudifier
et que le poème coule
d’un seul j
en acceptance de piqûre
d’effroi »
Le poète parviendra-t-il, grâce à « la force nue » qui se dégage de la concision de ses vers, mais aussi à force de volonté d’encerclement de cette nudité et de désossement, à satisfaire sa quête ? Dans sa confrontation exigeante avec le langage, réussira-t-il à « parler genêt » ? « Écrire sans accessoires ni chuchotements » est-il possible ? Jusqu’où ? Et si le langage, une fois de plus, s’absentait ? Faire face alors à l’angoisse de la mutité.
Le poète affronte au plus près les complexités d’« écre » ; il les traverse, de ruptures en rêves, de déconstruction en re-construction. Pourtant, parfois s’imposent les images. Comme dans ces vers-aveu :
« jamais été plus nus
et si lointains
de parole en parole
abondance de pluriel
brasero au milieu
infini bivouac des corps »
ou encore :
« parfois l’image vient
au lieu du mot
la scène au lieu du verbe
écrire abandonne le devenir… »
En dépit de la « pression » qu’exerce sur le poète l’incorporation de « telles pensées », c’est sur le surgissement d’une image mystérieuse parce qu’inhabituelle chez Nicolas Pesquès — elle combine à la fois l’anaphore, la ternarité du rythme et la rime — que se ferme « J » 16 :
« au croisement
au firmament ».
Mais peut-être faut-il revenir en arrière, du côté de « J » 13 ?
La première séquence, qui se déroule comme un journal daté de juin à octobre (2009), occupe une vingtaine de pages. Plus ou moins développés, ces paragraphes ont la particularité d’être ponctués d’italiques. Parfois un seul mot attire le regard : « fabrique », « inventé », « yellow »… ; mais le plus souvent ce sont des intitulés entiers, à caractère récurrent. « Quitter la représentation sans quitter la colline. » / « S’extraire de la présentation » / « Qu’est-ce qu’on voit quand on lit ? »… Les infinitifs, souvent à valeur injonctive, sont autant de « cristaux théoriques semés ici et là. » Ce sont des « formules » qui « émaillent Juliau 13 ». Dans le prologue qui sert d’ouverture à la section, Nicolas Pesquès donne la raison de ce procédé. Il s’agit, à chaque apparition de ces marques, de revisiter l’interrogation sur le langage. Que fait le langage au paysage ? Ou inversement. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, encore et toujours. L’écriture de Juliau est une interrogation permanente sur la petite fabrique du langage. Inventer fabriquer. Chaque Juliau reprend le questionnement de l’ingénierie de l’écriture. Et le poète de jongler inlassablement avec ces multiples opérations pour poursuivre, dans un corps à corps avec l’écriture, l’aventure exigeante de Juliau. Et de s’étonner toujours des infinis rouages et mécanismes qu’elle met en place. Des déclencheurs inattendus qu’elle suscite. Où l’on retrouve JAUNE mais aussi Écre.
Ainsi peut-on lire cet aveu : « Le mystère : on écrit un geste, et du jaune est là. »
Pourquoi « Écre » ? Parce que seul écrire. Retrouver « le noyau de toute graphie », renouer avec l’« étymologie corporelle » de l’écriture, le corps étant absent.
« Écre pour vaincre les résistances, les sabrer, les estomaquer ; son épée s’enfonce où écrire suffoque, éperonne et jure sa force, sa crise de oui, son outrance, son coup d’archet sur la moelle, à même la moelle. »
Une seule méthode alors. Se déposséder du corps et du corps même des images. Les désosser de la « représentation ». Toute la difficulté est là, qui réside dans ce travail qui en appelle, pour pouvoir parvenir à ses fins, à la séparation. Se séparer du paysage et des images qu’il fait naître, est-ce chimère ? Sans doute car cela signifie aussi dégager l’écriture du cadre de la temporalité. Tenir tout cela à distance. « La colline peut-elle satisfaire ce vœu, elle, milieu de l’œil et de la phrase ? »
Quelle réponse le poète propose-t-il à la question : Qu’est-ce qu’on voit quand on lit ?
« J’écris genêt et vous lisez sans passer par la couleur. Tous les j de l’histoire, superposés, surjaunis.
On voit ce qu’on lit : la bouillie ou la synesthésie. »
La question étant posée par trois fois, d’autres réponses parachèvent, qui donnent une autre tonalité. Peut-être même une autre coloration. Il y faut de la patience, un regard aiguisé, une capacité d’abstraction, une volonté de comprendre, de se saisir de, de prendre avec soi ce qui occupe le poète. L’on voudrait tout retenir, s’imprégner de chaque « formule », tant chaque phrase importe. On cherche appui sur les pense-bêtes. Mais ce n’est pas ce que souhaite le poète qui définit ces « objets » comme « des rapports d’étape… des poignées pour aller autrement, ailleurs, c’est-à-dire en tous sens dans la direction du cœur, centre désaimanté par attirance. » Les pense-bêtes émaillent le « GRAND PENSE–BÊTES » de 2010. Ils rajoutent une énigme vivante à l’énigme statique de Juliau. Un peu comme ces animaux menus que l’on trouve dans les grandes toiles de la Renaissance italienne et qui distraient un instant le regard, attirant l’œil loin du sujet essentiel que la peinture donne à voir. Cette vision des choses n’engage que moi, superposition d’images personnelles à celles que dés-invente Nicolas Pesquès. Divertissement. Peut-être suis-je en train de « papillonner » loin de l’esprit du texte, loin de la séparation essentielle et profonde dans laquelle le poète s’inscrit.
Ainsi écrit-il le 13 novembre 2011, dans « FORMULES, deuxième séquence » :
« Qâdash, en araméen signifie séparé, on le traduit aussi par saint
c’est-à dire au secret, au fond des grottes, séparés vivants à main nue, animaux de nous-mêmes. »
Comme Saint Jérôme, peut-être ? Le poème ne le dit pas. Mais c’est à lui que je pense. Autre divertissement.
Me voici cependant ramenée à la préoccupation première de la séparation. Car « il n’y a de séparation que parce qu’il y a quelque chose qui veut être retrouvé, je veux dire inventé à nouveau pour avoir été tranché. »
Ici j’interromps à nouveau le cours de ma lecture et je m’interroge. Nicolas Pesquès est-il un lecteur de Pascal Quignard ? À lire ces lignes, j’inclinerais à répondre oui. À penser du moins qu’il s’en rapproche. Que leurs préoccupations se rejoignent. Mais sans doute est-ce que moi qui m’éloigne à nouveau. Il me faut reprendre le chemin de lecture là où je l’avais laissé. Et retrouver le long cheminement de l’écriture de Nicolas Pesquès. Sa pérégrination inquiète dans la « lente variation des jaunes ». Définie comme « un apprentissage des sensations, des essais d’amour ». Comme un « gouffre ». Au fil des jours et des mois qui composent le recueil, je retrouve les animaux. Ils mêlent leurs traces, pointillés entre les paragraphes. Guêpe paon buse lièvre orbe pie… parsèment les pages, semis de signes qui ponctuent le propos le relancent, « encielle[nt] » la réflexion et la phrase. Et nourrissent ma jubilation. Celle-ci culmine avec la rencontre de notations comme celles-ci :
« f de je quand la buse tourne » / « noir émotif où sont la taupe, le crapaud, à l’abri des consonnes » / « Queue de paon et la pente qui vient »…
Et toujours revient l’obsession du commencement. Elle perdure, insiste, leitmotiv qui sous-tend la nécessité d’« écre », la contient dans la totalité de ces deux vers:
« JAUNE, jaune de lettre, genêt intime
ventre à colline, de l’or comme dans origine. »
Mouvement de ressac de l’écriture sur elle-même, qui sans cesse ramène à « l’apparition première ». Liée à la disparition et au silence. JAUNE de Juliau, inépuisable. Jusqu’au vertige.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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NICOLAS PESQUÈS
Ph. © Jean-Marc de Samie
■ Nicolas Pesquès
sur Terres de femmes ▼
→ Gilles Aillaud (extrait de Sans Peinture)
→ après Privas. Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture », par Yves di Manno
→ après Privas. Nicolas Pesquès (II). J9, Prémisses de lecture d’une « énigme intime », par Angèle Paoli
→ Juliau//ascension face nord (lecture d’AP sur La Face nord de Juliau deux, trois quatre cinq, six)
→ 21 août 1995 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau trois, quatre (extrait)
→ Comment recoller ce que la langue détache (extrait de La Face nord de Juliau, cinq)
→ 15 mai 1886 | Mort d'Emily Dickinson (+ extrait de La Face nord de Juliau, sept)
→ La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix (lecture d’AP)
→ [Courir la pente] (extrait de La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix)
→ Intérieur nuit (Juliau 11)
→ 28 février | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau (onze à seize)
→ 21-22-23 octobre 2013 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau dix-sept, dix-huit
→ La caisse claire (journal d’AP)
■ Voir aussi ▼
→ le site de Nicolas Pesquès
→ (sur Poezibao) La Face nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d'Angèle Paoli)
→ (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une fiche bio-bibliographique sur Nicolas Pesquès
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