Ph., G.AdC
GLOTTES
(extrait)
....me Virginia par la bouche de Mrs Dalloway qui dit qu’elle achètera elle-même les fleurs pour le soir ça n’est pas neuf mais c’est dans moi aussi cette coulée verbale une bouillie le plus souvent les mille riens qui font une existence quelque chose de pitoyable si on y pense trop tellement de matière comme une boue et le verbe nous tient la tête hors sinon ces choses de la vie si petites nous prendraient entièrement alors les mots braves fourmis en colonnes serrées qui vont à leur affaire sans se poser de questions classent rangent trient nomment nettoient jusqu’à la cendre l’insignifiance du vivre on voudrait bien parfois que ça s’arrête parce que ça tourne à l’obsession ce manège de la liste des souvenirs des courses des idées des bouts de phrases glanées ce matin au café entrées elles aussi dans la sarabande ce gaspillage des mots cette merveille tout ça parce qu’on se croit vivant à passer repasser la bande des étiquettes des fois qu’on se perdrait qu’on ne saurait plus où ça se trouve la vie à vivre alors la zique en fond sonore meuble le temps ainsi le verbe jusqu’à la fin l’éternité je crois n’est pas autre chose que le silence la bande son coupée net pfuitt effacée en une fraction de seconde mais tant que alors ça parle rien à faire tous ces mots qui ne servent à rien sinon à défier la mort défilement scories de l’espace et du temps si on les enlevait on resterait stupide si on ne se disait que les mots vrais de ceux qu’on ne prononce pas à la légère même tout bas même pour soi les mots qui font peur et battre le cœur et rire on serait comme des blocs vides privés de la circulation incessante de ces mots ridicules qui ne veulent rien dire mais qui sont là juste pour leur alignement comme sur les monuments aux morts des villages de France ou ceux du Mémorial du World Trade Center tous les mêmes à force d’insignifiance même quand les nouvelles du monde t’arrivent en caravanes radioscopiques te traversent comme si tu étais un jardin rafraîchissant te traversent la guerre la bourse les sans-logis les noyés de la nuit entre deux continents comme toi dans ta vie un radeau entre nuit et jour qui sait si tu y arriveras mais soudain tu as honte des derniers mots pourtant ils se sont élancés à la suite des autres tu n’y peux plus rien comme pour le reste ça avance tout seul dans ta tête et ailleurs c’est pareil à croire que personne n’est maître qu’on fait semblant d’hésiter de choisir quand les mots se bousculent et font toute l’histoire même celle que tu aurais préférée tenir secrète tes blessures intimes pas toujours belles à voir même celle dont tu te fiches tu n’es qu’une éponge à mots il arrive que ce soit toujours le même qui s’obstine tu refais le geste inlassablement d’une qui tord le même linge jusqu’à le presser de toute l’eau et le mettre à sécher au vent et au soleil sauf que pour toi il n’y a ni vent ni soleil juste l’eau à presser tellement que tu dois en avoir la cervelle toute rouge ou verte à force tu vas devenir mousse mais tu sais que jamais les mots ne prennent racine ils finissent par s’arracher même quand ça patine ça finit par avancer avec une secousse un hoquet ça reprend la ligne et ça file droit les mots laissent la place aux mots dans l’interstice du sommeil il y les mots du rêve morts nés mais au réveil tu continues avec juste un peu plus d’ombre des mots en creux des mots imprononcés qui alourdissent le train tu voudrais bien fermer l’accès t’asseoir au milieu d’eux ne pas toujours marcher au milieu des avalanches des éboulis déblayer un peu le chemin goûter la transparence te tenir prête pour accueillir le mot celui qui te ferait danser au lieu d’avoir le nez sur les choses pas moyen de prendre un peu de hauteur c’est toujours rasibus les mots ne t’aident pas ils t’enfoncent même si tu fermes les oreilles que tu éteins radio ordinateur que tu te fais sourde à la jacasserie du monde parce que tu ne veux plus de ce désert où des hommes crient tu sais qu’il faudrait aller plus loin dans la clôture t’amputer peu à peu des nouvelles des aimés et puis ne plus bouger parce que la moindre oscillation tu le sais provoque le tangage des mots et que l’inquiétude de vivre passe par ce roulis tu le sais alors tu vas continuer sans savoir jusqu’où tu pourras le supporter si à force de bavardage tu n’en auras pas assez de ces parasites com…
Albertine Benedetto, « Glottes » in Glossolalies, éditions de l’Amandier | Poésie, Collection Accents graves Accents aigus, 2013, pp. 22-23-24.
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