Connaîtrai-je un moment de vraies « relevailles » (comme on dit d’une accouchée) ? ou bien désormais suis-je vouée à la descente — jusqu’au trou. Une émotion débordante : pas de mots. Et c’est justement cette absence de mots qui fait lever le désir — rayonnant — d’écrire. La nature : somptueusement indifférente. C’est cela qui m’apaise. « Je » n’est plus au/un centre. Il prend place dans un ensemble plus vaste, continûment vivant et renaissant, sans « états d’âme ». Jamais je ne projette sur la nature la moindre pensée anthropomorphique. La nature n’a pas souci d’envelopper l’humain, mais elle l’enveloppe de fait, dans une unité du vivant. Jamais encore il ne m’était arrivé de prendre mon stylo et de le trouver si desséché qu’il était impossible d’écrire. Vidé de son encre, inutilisé depuis trop longtemps. Cela m’a blessée comme un symbole. Suis devenue cette femme non irriguée par les eaux vitales. Recroquevillée sur ses petites souffrances, sur ses jambes raides, ses angoisses de mort, sa maladie, son inaptitude. Invité par B., j’ai réouvert ce cahier, tâchant de renouer le fil — sans jugement sur ce qui vient, juste pour retrouver la posture, l’accueil, le geste de la main. Gratitude pour ces moments « parfaits » : la lumière, les voix des trois petites filles de la maison voisine, un bref son de toux du vieux monsieur dans son potager, une scie au loin qui vrille la ligne d’horizon cachée, la dentelure d’une fougère à deux mètres de mon regard, le goût de ce petit cigare extrait de la boite bleu indigo, l’écho des paroles de A., hier, le baiser de B. déposé sur ma joue endormie, ce matin. Ne pas lâcher ce fil. Ne pas lâcher le bleu diffus des myosotis traversant les générations — père semant tes graines à larges poignées, vois ici se déployer la transmigration des bleus. Un oiseau est venu frapper la fenêtre en plein vol. Après quelques minutes d’égarement, il est reparti, haut vers le ciel, laissant sur la vitre une empreinte d’ailes largement déployées et quelques duvets minuscules. Un oiseau transparent, immatériel, m’accompagne en creux. Je le laisse s’ébattre en moi. Qu’il remue les mots emmurés dans mon corps. Françoise Ascal, Un bleu d’octobre, Carnets 2001-2012, Éditions Apogée, 2016, pp. 33-34-35. |
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