Éditions Isabelle Sauvage,
Collection présent (im)parfait,
29410 Plounéour-Ménez,
2015.
Lecture d’Isabelle Lévesque
Ce que l’on prend pour ma voix est la voix d’un étranger qui rapporte le récit d’un idiot plein de bruit et de fureur. […] Oubliez mon visage, mes larmes, mais n’oubliez pas la voix qui ne m’appartient pas, la voix incarnée de l’humaine inspiration. Jacques Roman,Revue des Belles Lettres, 2012, n°2. Placer la voix sur la portée, dans l’action véritable, plurielle. Inverser le cours : « De la faux à la voix » car « je profère en faucheur ». Ce n’est pas une maxime, mais le tour de Jacques Roman. Entre l’abandon et l’élan, énoncer : abattu alimente le surgissement de la parole, « la surprise d’être dressé parlant ». Cette station debout qui d’homo erectus en homo sapiens fit l’homme marchant, courant, chassant et terrorisant « la savane », permit le développement de son cerveau et fit naître la voix « avant le feu ». Le poète se redresse et parle, il renouvelle ce geste de résistance et de vie. Au début fut fait homme, un « soc », conquérant, un soc d’os, arme tranchante. La parole (poétique) : de cet ordre. Voilà ce que nous indiquent les deux pages en italique qui précèdent le corps du livre. Treize textes à dire, dont certains déjà publiés, en arpentant la scène du monde tant que. Place à la parole ancestrale, phylogénique et nue-ponctuée, proférée, redite si son élan le requiert. Elle sera : prophétie nourrie d’origine, claire et sonnante. Le poète écrit à haute voix, parfois à voix-cri. Le mot « voix » autour du feu danse, ou sur la phrase se jette, juxtaposé. Comme « mort », décliné, « une voix emportée », pythie à naître ? Proximité de sons : amour, mortel ; proférations déjà sur ce seuil qui fait battre des syllabes proches, « une voix vivante au cœur du corps ». Les saisons emportent la voix des aimés, mouvement de nature, mais faire « tourbillonner » la voix « dans l’ouragan », c’est la reconnaître comme sienne. Elle résiste au « souffle de la mort », lu comme oxymore, c’est le vent, le souffle qui balaie car cette voix « hante » (vit). Requiem, non, la voix : ce qui reste, même si le nom sur la pierre n’est plus lisible ou le carnet « effacé », car l’angle bouge et brasse, le support résigné ne montre plus rien. La « voix vierge », sainte de son humanité intangible, parcourt les lieux : jardin, crique, chambre, tout endroit traversé par elle. Elle devient ce qui fonde et résiste. Le poète traversé restitue la naissance, sa voix est « une épaule, un ventre, un sexe », « sans souci de » : en une, toutes, « ni mienne ni tienne », universelle et « l’éternité recommencera ». Rester « coi ». La seconde profération prend le contre-pied de la voix. Regarder ce qui demeure, même tu. Développé en « ça », détermination sujette à l’indéfinie matière (des pissenlits), aux soucis (mouron), à ce qui coince, « le travers de sa gorge » jusqu’à « ci-gît », « en attendant que couic ». L’énumération agite les mots sorciers coincés espérant une avancée et « ça piétine ». De Narcisse en Brassens (« les trompettes mal embouchées de la renommée »), tout ramener vers soi pour rester coi dans son vomi inaltéré, de prophète en cigüe, de « pitrerie » en tragédie vendue, d’ores et déjà consumée. L’altération du tout amenuisé, les concaténations l’avalent pour le recracher, faut-il s’en soucier ? Reliés par la voix proférant-muette, alternant de petits riens agglutinés en prose désaxée, la langue n’est pas sept fois tournée. Préceptes ou lieux communs retournés au degré zéro du dire, « ni vu ni connu », alimentent le texte à la façon de. La rature avait nourri un livre précédent de Jacques Roman, édité par Isabelle Sauvage, autre présupposé… Ce qui fut supprimé a construit ce qui est, la voix qui fuse charrie la boue des mots qui feront le terreau chamboulé de chiendent pour pousser (le cri). Alors c’est dialogué, sans ponctuer, car pas ralentir, ça court sous la peau : c’est proféré, de loin, de près. Théâtre dans son enchaînement de didascalies jetées, fosse pleine de cris du haut-parleur activé, machinerie, machiniste, logorrhée, cris d’oiseaux engorgés mal dégrossis, « idiot ligoté » – les mots. Jubilation organique, jouir d’écrire d’une traite à rabattre caquet de couper. Respirer. Autre constante en scène, le sang : la langue verse les globules mêlés, le rouge, le blanc. En gorge, style télégraphique réduit à ânonner (« stop »), minimal message au télégraphe passé, moulinette du texte, ou bien, parenthèse ouverte sans être fermée, la longue énumération de topiques broyés, « la poussière nous mord », et la langue joue les calembours variables pour être secouée (« Les mots malades de la peste molle », salut à La Fontaine). Quelle maladie pour cette syntaxe qui oublie les subordonnées au profit d’une parataxe en expansion constante ? Mal profond, une colère à libérer les démons, les mots orchestrés sont devenus fous. Folie assumée, proférée, comme préférée au logos imparable qui nous broie. Le noir, « le mot loup et le mot trou le mot trou et le mot clou », pas que les sons, « cet amour engendré du courroux quand au palais va la langue au duel et c’était défi défi contre mots mous ». La langue est libre. « qu’une voix en arme vous reconduise au lit de l’imagination qui vous enfanta et que nous revienne la tonalité comme le sang au cœur, qu’elle nous revienne sur les sols à jamais dépeuplés d’aide où poussent les pleurs » Proférations en cela de violence à dire intact sans moudre, mouler, assagir. Dire en avant le texte, sur scène, sans jouer, les répliques à inventer. « JE M’APPELLE ÉTRANGER », langage battu, « craché » à devenir inclusif, le répéter. Rage contre le sort réservé à ceux qui (pas « comme nous », les fous, les étrangers pas d’« ici »). Rage contre les puissants, ceux qui cadrent la vie et forment les rangs. Montaigne interrogeait : « Qui mit jamais à tel prix, le service de la mercadence et de la trafique ? Tant de villes rasees, tant de nations exterminees, tant de millions de peuples, passez au fil de l'espee, et la plus riche et belle partie du monde bouleversee, pour la negotiation des perles et du poivre : Mechaniques victoires. » Il dénonçait les crimes commis au nom du profit. Jacques Roman en reprend les termes et saisit son bâton : « se tailler un bâton de vie de vie le bâton dernier bâton de noisetier bâton de colère sainte et saint bâton musclé déterminé à tenir à distance larageuse mercadence et la trafique le spectacle la comédie la foireuse représentation de la vanité rampante devant l’or en son théâtre » Le poète acteur parleur diseur est aussi lecteur : Samuel Beckett, Guy Debord et Montaigne, Molière et Michaux dans son Grand Combat… Il faut se battre, se débattre. Dans un entretien radiodiffusé 1, Jacques Roman affirme que « la poésie commence avec l’injustice et donc avec la colère ». Cela commence avec l’enfance. Aussi. Le bâton, il est ici/là/partout dans cette profération, c’est celui de l’enfant qui gardait les vaches dans les montagnes d’Auvergne, bâton de travail et de jeu (mais c’est aussi celui du Père Ubu). Bâton qui assomme, bastonne et fait fuir ceux qui frappent l’enfant à coups de tisonnier et tous ceux qui ont la main sur nous, qui offensent et qui humilient. « bâton maniant terre et maniant monde contre monde maniant en rêve bâton contre salauds contre pape contre curé contre chef contre votre honneur bâton outil sceptre bâton paysan contre canne à pommeau et canne-épée canne à poison et canne-crosse / bâton de vieil enfant » Langue débridée d’un poète généreux, donc rageur, à la langue proliférante « pour se familiariser avec la mort » (Bataille à la rescousse) ? Profération née de stupéfaction ou : « Plus m’enlise et plus m’enlise », « créature de quel marécage ? ». La question posée montre la langue écorchée, la fin en questions lancées plusieurs fois par « quoi », sujet de phrases hébétées, Beckett et ses fantômes jouant la question. Ni ne se calme ni ne se modère, Jacques Roman. Une dernière section chavire le tout : les morceaux laissés pour morts, enlisés, profèrent les avatars assoiffés des parties du livre (toutes les voix), les auteurs lus, leurs personnages, saluent à la fin. Vivants, ils entendent en cortège mêlé le défilé des voix, chœur hypertrophié « de nos morceaux », « legs dûment signé » des proférations. Tous ces faucheurs sont aussi des semeurs au geste large qui disent : « Salut et adieu ! » Agonie superbe avant de partager avec Cesare Pavese « ce long, très long et merveilleux silence ». Isabelle Lévesque D.R. Texte Isabelle Lévesque pour Terres de femmes ________________________________ 1. Deux entretiens à retrouver sur Cultur@ctif |
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