Sanda Voïca, Épopopoèmémés,
éditions Impeccables, 2015.
Lecture d’Angèle Paoli
RESTER VRAIE DANS LA VÉRITÉ DU VENT
Devenir immortelle ou comment rejoindre l’immortalité en un recueil de 37 poèmes ? En un certain nombre de jours inclus entre le 28 novembre 2011 et le 3 février 2015. Non pas en quatre années consécutives, mais en deux années — 2011/2012 —, deux années suivies d’une ellipse de deux autres années et d’une reprise avec un seul poème pour ouvrir et clore l’année 2015. Trente-sept poèmes écrits entre états de veille et insomnies, jours qui s’étirent entre neige, pluies et vents, chat qui sommeille sur le divan, jardin où s’ébrouent arbres et oiseaux où nichent/nident pigeons et mouettes, où s’élucubrent les pensées trébuchantes et néanmoins sonnantes de Sanda Voïca. Est-ce cela le rêve susceptible de raccommoder la fêlure, de recoudre les bords d’une faille profonde ensemencée de souvenirs de guerre, d’exils liés à « l’adolescentine » mémoire ? Voïca Sanda se dit, s’écrit, pas encore assez nue, dans son Épopopoèmémés, jouant et se jouant des redondances syllabiques, hésitant/roulant entre épopée personnelle du quotidien et poèmes se coulant en elle entre veille et sommeil. Poèmes de mère/mémé/mémère aussi bien ? Ou de quelque aventurière un brin pied-noir s’évertuant dans son é-po-po-po ( dis, mon frère ! la parenthèse est de moi) pour s’étonner en pataouète de ce qui surgit à l’intérieur du cadre bien sage de la page et se livrer à l’invention ? Nenni, mais plutôt immortalisée dans son poison/poisson fugu japonais sur lequel la poète clôt son livre :
« un poison à moi-même : j’ai besoin d’être toxique/mortelle pour devenir immortelle », conclut-elle.
Immortelle/immortalisée, elle l’est peut-être aussi par le poisson stylisé — une marène lisse et droite à queue pourtant fourchue — qui traverse l’admirable composition triangulée de Pablo Dúran sur la première de couverture de cet ouvrage des éditions Impeccables.
Immortelle ? Impeccable ? Faut-il voir dans ce livre un péché délogé/racheté par l’impeccabilité ? Et la Sanda qui se « voïcise » ou la Voïca qui se « sandalise » vise-t-elle la perfection, l’absolu d’un idéal à atteindre, poursuivant sa quête de proème en proème, mélange fusionnement de prose poétique poésie narrative plus proche de la prose que « du » poème auquel les textes datés et titrés tenteraient d’échapper ?
Quoi qu’il en soit, ce recueil très sérieux échappe. Il échappe aux règles, aux pensées formatées et normées. Il échappe aux multiples conventions du ποιεῖν, poiein, que tout un chacun pratique. Il échappe parce que Sanda Voïca est libre. Évoluant dans ses digressions avec une aisance et une désinvolture tout aussi inégalées que déconcertantes.
« Je vous le dois, ce récit du jour.
Des courses, il ne faut pas oublier le récit des courses :
D’abord les betteraves — je vais pisser rouge pendant deux jours.
Avocats, pas assez mûrs, que je palpe
Et sous ma paume droite leurs écailles saillantes sont comme la chair de poule des fesses de mon mari sous mes caresses.
Du pain : de campagne et polka : la même pâte, le même prix et des noms différents :
La croûte de l’un lisse, de l’autre incisée par des traits croisés :
Dormez ou dansez — j’ai pris les deux, sans différence de prix.
Et je l’écris – je l’aurais écrit, même si je ne te l’avais pas dû.
Dû et pendu : c’est fait et fini. » (in 6e poème, Je te le dois*) « Quel doigt », ajoute-elle en note clin-d’œil ?
Inventant des néologismes, des listes cocasses jeux de mots à foison, glissant d’une idée à l’autre sans se préoccuper de bienséance, ponctuant certains textes de refrains, Sanda Voïca baroquise. « Je baroquise énormément. Art florissant. » (in 16e poème, Le tour du monde en 80 poèmes). Et c’est jubilatoire. Rien n’arrête Sanda. Elle est libre Sanda. Ce pourrait être le titre chanté d’un de ses « épopopoèmémés », sur le modèle de « Il est libre Max » d’Hervé Cristiani. Elle est inventive drôle inattendue protéiforme, et l’on rit en la lisant. Même si elle doute s’interroge se regarde et pleurer et rire. Même si elle est aux prises avec une inquiétude existentielle. Ou identitaire :
« Je le crois, oui : je tombe de plus en plus souvent dans une sanda ou dans une voïca inconnues à mon adresse —
Mais que j’explore avec plaisir.
Ou avec tremblements : je tremble, jour et nuit — j’ai la tremblote.
Mais pourquoi ceci ? Ni peur, ni malheur, ni soucis — juste l’inquiétude d’être. Ici.
La vieille inquiétude fait peau neuve.
Je m’assandisse de plus en plus.
Ni Sandra, ni Alexandra — je tremble.
Ni Săndica, ni Sandokan ou sandalette — je tremble… » (in 24e poème, Je m’a-sandisse ou voïcise de plus en plus.)
Elle est lucide aussi. Car, malgré tous ses efforts, elle ne peut échapper totalement à la théorie de l’« innutrition » littéraire dont elle dénonce le carcan. Car Sanda Voïca est bigrement cultivée. Ses lectures sont innombrables et sa culture — plurielle — très originale. D’ailleurs, le lecteur croise dans son univers nombre de patronymes qui lui sont inconnus et sur lesquels il lui faut prendre le temps de se renseigner. Mais des Maîtres dominent, qui mènent la danse de l’écriture. Non pas Émile Faguet qui la poursuit de ses théories, mais plutôt Isidore Isou, que l’on rencontre en chemin, avec son film Traité de bave et d’éternité. Et Roland Barthes, Maurice Blanchot, Philippe Sollers et tant d’autres. Même si la poète cherche à se dégager de l’emprise que tous ont sur elle, si elle cherche à les tenir en respect et à distance, ils sont là. À ses côtés, lovés dans son subconscient, qui ne demandent qu’à se manifester à l’improviste. Il y a Maître Sam (il y en a même deux, Sam Beckett et Sam Dudouit), il y a Maître Popol (Ioan Es. Pop), grand poète roumain. Il y en a beaucoup d’autres, disséminés dans les textes. Peintres artistes romanciers musiciens. Il y a aussi et surtout le poète et ami Alain Jouffroy, avec qui Sanda Voïca entretenait une correspondance suivie. Il y a les livres de chevet — Berlin Alexanderplatz, d’Alfred Döblin — qui sans cesse reviennent sous la plume. Et toutes sortes de leitmotive qui imposent leur rythme et leur écran d’images au fur et à mesure que surviennent les poèmes. Et, avec tout cela, la musique la pluie le vent la ville de Coutances le domaine du Vaudon, où vivent Sanda Voïca son mari et son chat. C’est là que se déroule le quotidien encombré d’actes et de gestes incompatibles avec le retrait en soi-même que nécessite l’écriture. Mais il faut bien vivre et faire acte de présence :
« Qu’est-ce que tu fais ? » [lui demande Samuel dans le 5e poème, Je suis ici]
Je lui réponds : « Je suis ici ». Et je sais que je suis ici, sans trop de mots. »
Elle est ici, parmi nous, pareille à une poupée russe, la plus grande enfermant en elle la poupée d’avant, celle qui vivait en Roumanie, et, s’imbriquant l’une dans l’autre, toutes les autres poupées qui lui ont succédé depuis. Comment reconnaître la Sanda d’aujourd’hui parmi les autres ? Laquelle est la vraie, tant aujourd’hui et hier se chevauchent s’éludent, veille et lendemain croisant leur inanité sonore, leur vacuité, dans le silence de la forge créatrice de Sanda Voïca :
« Il fallait me croire : la poupée russe c’était moi il y a vingt ans :
Le même regard concentré, fixé, intériorisé, halluciné même,
La même façon de me tenir debout et surtout de serrer entre les bras-mains
Moi — mon blouson en cuir, la poupée — ses roses ; plutôt son propre corps est fait de roses,
Elle les serre de tout son corps.
Leurs plis en tourbillon infini ressemblent aux plis de mon blouson,
en plis finis ». (in 8e poème, Souffler n’est pas jouer. Et pourtant…)
Dans cet ensemble d’« épopopoèmémés » la poète dessine pour nous une série d’autoportraits à géométrie variable. Autoportrait en « fumeuse d’opium potentielle » ; autoportrait de « baroquisante » ; autoportrait d’une femme à l’étroit dans son entonnoir (passage d’une année à l’autre où rien ne se passe et où tout passe…) ; autoportrait à la poire, où se bousculent allusions et références. Les deux Sam, Blanchot et Barthes, Ryoko Sekiguchi, Ludovic Janvier, Alfred Döblin, Thibaut (de Champagne ?), Sollers, Alain Jouffroy, Pablo Dúran, Marcelin Pleynet, Mozart et Godard, Saint Augustin… et Guillaume Apollinaire :
« Enchanteresse, non pas pourrissante, à la Apollinaire (voir son Enchanteur pourrissant !)
Mais… puante : je pue de plus en plus la littérature ! » (in 10e poème, Le Roman de la poire continue). Toujours cette obsession de l’innutrition. « Je m’innutritionne énormément », confie-t-elle dans Blowin’ in the wind (12e poème).
Autoportrait en ignorante. Le 17e poème, Poème de l’ignorance est un sommet !
« Trouve les auteurs : injonction soudaine et éternelle.
Je me soumets à l’ordre, car il converge à l’ordre de mon crâne… »
La poète dresse alors une liste substantielle de titres et d’auteurs d’horizons divers. On pense à ces exercices où il convient de cocher la bonne case ou de corréler par une flèche un auteur et un titre. Drôle de jeu qui en laisserait plus d’un(e) sur la rive !
Minaudière désirante incandescente inventeresse insaisissable rabâchante. « On a le droit de rabâcher, je vous ai déjà dit tout ça hier », insiste-t-elle. Adepte du ressassement (inclus dans le titre-même), la poète inextricable privilégie les associations/répulsions des contraires (« nourrissant » / « pourrissant »), laisse fuser jusqu’à elle, par la cavité malodorante de la bouche, ou assise sur la cuvette des water-closets, les inventions qu’aucune barrière ni censure ne viennent endiguer. Champ de bataille de l’écriture, le lit est le lieu privilégié de Sanda Voïca, celui où elle vocalise verbalise vocifère ses gloses, affirmant et revendiquant ses droits à la mollesse, aux « équilibres singuliers ».
Au-delà de toutes ses jongleries et inventions, derrière les masques dont le visage se recouvre — « Je garde mes masques même dans mes poèmes » — se perçoivent des accents déchirants qui pétrifient l’âme et bouleversent :
« Ma vie toute entière tartinée de marmelade de prunes.
Quel ange restaurais-je avec cela ? », conclut la poète dans le 16e poème (in Le tour du monde en 80 poèmes)
Ou encore, cette phrase déchirante :
« Ma parole d’aujourd’hui vous restera à jamais étrangère » (15e poème in Parle, Charles, parle !)
Heureusement, il y a la tempête il y a le vent. « Le vent qui va et vient ». Dans sa vérité. C’est en lui que se trouve la voie :
« Rester vraie dans la vérité du vent » (16e poème).
Et, pour le lecteur (que Sanda Voïca se détrompe !), le plaisir inépuisable de lire et de relire ces fascinants poèmes. Ces épopopoèmémés, jamais lus ni rencontrés ailleurs que sous la plume poissonneuse de la poète, offrent une traversée du langage foisonnante. Et jubilatoire.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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