Chroniques de femmes - EDITO
Éditions Æncrages & Co,
Collection Oculus, 2009.
Texte et linogravures originales (3) de Colette Deblé.
Je suis la généalogie de ce qui n’est plus. C.D. Lire et voir La même aussi, de Colette Deblé, dans la collection de livres-autoportraits d’artistes des éditions Æncrages& Co. Oculus. Et la voix. Par le hublot de la première de couverture, percevoir l’abstraction filée, couleur soleil (jaune, orange en bascule). Le feu et l’air, l’envolée. Il faut tourner la page pour saisir l’ensemble : un visage, une femme. Chevelure dentelée, autoportrait. Les noms seront puisés dans l’histoire de l’Art, la couleur inventera le présent. Projet construit d’extraire des toiles les femmes. Redevenues, elles tremblent, leurs couleurs composées se métamorphosent. Pas question de les fixer : en terre, argile, la roue tourne. Pas pétrifiées, le dégradé figure le devenir et l’osmose. Une femme lit en peignant le destin. Le destin des fées devient, non un fil brisé, une relecture brillante et signifiante de ce que fut (est/sera) : la femme. Légère, en lutte, assoiffée : ce qui est commun, c’est ce pochoir infaillible et relu. Voici La même aussi, pas un manifeste, le creuset des années passées à dévoiler l’être d’une femme, à travers toutes les autres. « La vérité n’est que dans la répétition, l’acharnement à être. » À s’en mordre les doigts vivants, à saigner, à ressusciter. L’oubli est fossoyé, terre livrant les corps enchantés, désabusés, victorieux. Dès le premier texte, l’« arrachement » : ce mot exprime la méthode. Long, violent effort pour que la mémoire se fonde sur l’extraction (la naissance) d’un détail. Topique, le modèle, la femme érigée devenue « elle-même », une autre donc grâce à la reproduction singulière, la re-lecture de Colette Deblé. Pas une oubliée ne restera tapie (cachée) au fond du puits de l’histoire. Après l’autoportrait en ouverture, deux autres linogravures accompagnent le texte. La première vient de la Madonna del Parto, de Piero della Francesca, peinte vers 1455. Sur la fresque visible à Monterchi, en Italie, Marie est entourée de deux anges exactement semblables, mais symétriques, en miroir dirait-on, reflet dont les couleurs sont inversées. Le peintre aurait utilisé le même carton. Ces deux anges écartent les pans de rideaux d’un baldaquin. Dans la gravure de Colette Deblé, seule figure la femme enceinte, une main sur la hanche, l’autre glissée dans l’entrebâillement de la robe, sur son ventre rond. Fini, le décor irréel qui lie cette femme à un destin voulu par d’autres. Elle est là, seule ― de tout son poids. La deuxième gravure est extraite d’un autoportrait d’une femme au destin d’exception : Sofonisba Anguissola 1. Née à Crémone, en Lombardie, entre 1528 et 1535. Son père, noble et humaniste, lui fit apprendre la peinture. Elle excellait en particulier dans l’art du portrait et, pour cela, fut appelée à la cour du roi d’Espagne Philippe II. Vasari et Michel-Ange louèrent son talent. Étant noble, elle ne pouvait pratiquer la peinture comme profession, mais obtenait des cadeaux et faveurs pour ses toiles. Van Dyck, qui fit son portrait en 1623, dit qu’elle avait 96 ans, qu’elle n’y voyait plus guère et conservait un esprit très vif. Elle n’avait cessé de peindre que lorsque sa vue ne lui avait plus permis de continuer. Elle mourut à Palerme en 1625 ou 1626. Elle réalisa, tout au long de sa vie, entre dix et vingt autoportraits. La Sofonisba que nous voyons ici jouait du clavecin, mais le clavecin a disparu. Disparus aussi, le fond sombre, et cette autre femme qui regarde le spectateur, sans doute une servante. Sofonisba a les mains tendues vers le clavier. Elle a été arrachée à son siècle, à son âge, mais aussi à l’ombre du tableau, au noir de sa robe, à sa condition sociale et à ses veuvages. « Virgo parturia », pour la première silhouette, une femme peintre qui ajoutait « virgo » à son nom quand elle signait ses tableaux avant son premier mariage. Femmes qui naissent et font naître, à qui appartient leur corps ? à qui leur vie ? Toutes deux vivent parmi nous, en notre temps. S’obstiner, garder tête haute et l’effort : « J’arrache, extrais, isole, ravis, détache, extirpe la femme du contexte, paysage, situations, activités, compagnons, compagnes, représentations, places, mises en scène mythologiques, toilettes, intimités, vanités, époques, patrie. » Loi d’exception qui ferait de chacune l’unique mais, en sa descendance, toutes les autres unies : un sort commun pour valoir force faite femme. Et nous, face au temps, La même aussi : dressée. La figure tout à coup surgie – reste suspendue, ici et ailleurs, vibre partout. Colette Deblé, à la main, découpe le tissu léger, enfante, sage-femme faite sœur de toutes. « [A]rrachement », dit-elle : extraction, découpe et elles-toutes roulées voyagent pour être vues. Tour du monde, les femmes dépliées puis accrochées vont dans chaque galerie réveiller les murs d’un cri, pas lamentation, le premier né infini (la femme s’enfante en renaissant). À proliférer, « urgence ». J’aime ce multiple assigné au papier, l’hyperbole infinie de la destinée au féminin en grâce et en lutte : « Je suis le trait qui retient les choses, le trait de l’apparition, la mémoire, celui qui reste contre la mort. » Être ou suivre (ambiguïté de l’homonymie « je suis ») ? Fil de la vie, chemin que nous sommes. Confusément orchestrés : je et le trait. L’inéluctable bifurque. Les femmes de Colette Deblé ne sont ni des saintes ni des vierges figées. Vivantes, elles officient du côté polymorphe et hirsute de la vie (paysannes, révolutionnaires, religieuses, indiennes : fleurs en faune, attraction de l’archétype et typologie du divers contre tout ce qui fige). De ceux qui ne sont plus là, peintres, hommes souvent épris de silhouettes peintes, l’artiste a gardé le vivant vivace et tournoyant. La danse folle ne finit pas, à son commencement elle remonte toujours pour ne pas perdre. Les lavis de Colette Deblé n’épuisent pas la couleur : ils ôtent les traits, donnent au cœur de l’œuvre l’impression glissée d’un passage insensible, l’eau dilue ce qui pourrait être fixe : « Je suis le trait qui reste sous le lavis, l’eau qui efface le trait. » Mère de chacune, comme s’il s’agissait pour Colette Deblé de prolonger sa propre mère en utilisant la figure multipliée de toutes les singularités puisées dans les toiles. Sauver chacune, lui rendre sa généalogie inventée et devenir, à chaque fois, cette femme peinte qui traverse le temps pour vivre ici et aujourd’hui, « [d]e se fondre. / D’être en fusion. » Peindre pour apprivoiser la peur. « Je suis le trait. Je suis celui qui suit. Celui qui est. » Et face à la toile nous rêvons, surpris lorsque nous retrouvons le contexte (clos) de la toile d’origine. La libération a eu lieu, le décloisonnement n’a pas exclu le contexte originel, il l’a fait glisser vers le mouvement infini de la re-présentation et de la couleur fuyant le point fixe qui pourrait l’entraver. D.R. Texte Isabelle Lévesque pour Terres de femmes ________________________________ 1. Sur Sofonisba Anguissola, lire : « Les autoportraits de Sofonisba Anguissola, femme peintre de la Renaissance », par Michelle Bianchini – Revue Italies n°3/1999 – https://italies.revues.org/2600 |
Retour au répertoire du numéro de février 2016
Retour à l’ index des auteurs
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.