Le 2 février 1972 meurt à Paris Natalie Clifford Barney. Femme de lettres américaine, poète, séduisante séductrice, amante des femmes les plus en vue de la Belle Époque dont elle défraye les chroniques, Natalie Barney est aussi l’amie des grandes plumes de son temps. Gertrude Stein, Gabriele D’Annunzio, Max Jacob, Paul Léautaud, André Rouveyre, André Gide… figurent parmi les « affinités électives » de l’« Amazone », pseudonyme sous lequel l’essayiste Rémy de Gourmont, l’un des fondateurs du Mercure de France (1889), l’immortalisa dans ses Lettres à l’Amazone. Dans le kaléidoscope de portraits de son temps qu’est Traits et portraits (1963), Natalie Barney propose, « en guise de préface » à son ouvrage, son propre portrait d’auteur. EXTRAIT de TRAITS ET PORTRAITS [EN GUISE DE PRÉFACE] N. appartient à une catégorie d’êtres dont l’espèce deviendra peut-être moins rare lorsque le vieux couple terrestre, définitivement discrédité, permettra à chacun de garder ou de retrouver son entité. À ce moment de l’évolution humaine, il n’y aura plus de « mariages », mais seulement des associations de la tendresse et de la passion. Des antennes infiniment plus délicates mèneront le jeu des affinités. Ces allées et ces venues remueront de l’espace. L’arrêt dans la fidélité, ce point mort de l’union, sera remplacé par un perpétuel devenir. En attendant cette réussite de tout l’être, les « troisièmes » peinent entre ces deux extrêmes : « N’être ni seul, ni ensemble. » De ne jamais réussir à former un couple, ils portent cependant une très réelle angoisse : de leur état d’isolé, d’intermédiaire. Ayant assez de traits en commun avec « leurs semblables qui ne sont pas leurs pareils » pour se retrouver en eux, mais pas assez pour s’identifier, s’y perdre, y demeurer. Pour rassurer sur N., cette troisième qui n’a rien de fictif, qu’on sache qu’à tout autre point de vue, elle est plus qu’humaine. Mais le couple sera toujours son ennemi, autant celui dont elle fait partie que celui dont elle est exclue – car l’ennemi, n’est-ce pas celui qui nous est nécessaire et qui nous est contraire ? Cet impair, ce singulier, travaille à la destruction du couple, et le couple à la destruction de l’impair, du singulier. Cette troisième ne cherche pas un complément, un conjoint, mais un semblable — un « compagnon d’amour » — une variété de son espèce, variable à l’infini — depuis l’homosexuelle la plus invétérée jusqu’à l’ange — cette paire d’ailes ! Ce qu’elle veut, en attendant les joies célestes, ce sont ces joies qui leur ressemblent à s’y méprendre. Francis de Miomandre disait de celle que Robert de Montesquiou traitait d’ « invertie triomphante » : « C’est par la joie qu’elle rentre dans la communion humaine, elle qui paraissait sur tous les autres plans lui échapper. Elle était faite pour cela, pour ces exaltations souveraines… Ce rêve, parfois, très rarement, se réalise dans une circonstance exceptionnelle, dans une sorte de moment de feu dont l’ardeur dissout les scories de nos insuffisances. » Épicurienne aux sens hypertrophiés, et douée pour cette qualité de joie qui ne peut éviter le martyre, elle souffre à l’écart avec rage et patience. Étonnée, meurtrie et refoulée toujours de la même façon. Imaginative, confiante, les ruses et les mobiles lui échappent quand, trop passionnément prêtée à autrui, elle devient incapable de l’observer avec profit. Sincère jusqu’au sadisme, tendre, subtile et fervente avec pudeur, disciplinée et polie jusqu’à la lâcheté, personne ne l’a jamais vue souffrir, personne ne l’a jamais plainte ni secourue. D’ailleurs, qui s’approcherait à un tel moment aurait vite emporté une pelletée de sarcasmes et une impression de cynisme plutôt que de chagrin. Car les larmes se cristallisent en diamants d’ironie pour taillader qui ose s’apitoyer. La troisième ne s’arrête guère pour se regarder souffrir : s’il y a un miroir, c’est toujours pour y contempler les autres. […] Natalie Barney, « Portrait de l’auteur par l’auteur en guise de préface » in Traits et portraits, Mercure de France, 2002, pp. 9-10-11. |
NATALIE CLIFFORD BARNEY Source ■ Natalie Clifford Barney sur Terres de femmes ▼ → Apophtegmes de l’Amazone → C’était, je me rappelle… → « T’écrire des poèmes ! » → (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait de Natalie Clifford Barney → 3 février 1874 | Naissance de Gertrude Stein (extrait de Traits et portraits de Natalie Barney) → 3 novembre 1910 | Remy de Gourmont, « Lettre intime » à l’Amazone ■ Voir aussi ▼ → un article sur Le Temple de l’Amitié où vécut pendant 60 ans Nathalie Clifford Barney |
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