Serait-ce une image de Douleur ?
Pour qu’elle trouve enfin un abri ?
Un lieu où déshabiter, exister aux yeux
des vivants en déshabitant ? […]
(p. 107)
Sur la première de couverture comme sur la dernière page, quelques ratures, une écriture serrée. « [D]ernier ajout manuscrit », est-il sobrement noté. Premier crayon, pour un texte ultime, inachevé ? Paradoxe apparent. « Crayon », de craie (en latin creta, l’argile), c’est aussi par métonymie (le Grand Robert l’indique) un portrait dressé : visage donné à voir rejoignant la « morgue », mentionnée, détaillée dans le texte de Mathieu Bénézet, lieu où l’on expose les corps, où l’on peut avoir à les identifier en les regardant de haut (au sens littéral). Reconnaître à son visage (dernière expression ?) celui qui vient de passer.
Mais un premier crayon, c’est aussi une première esquisse, ébauche d’une œuvre à venir. Les textes sous forme de notes, les pages manuscrites reproduites en témoignent. L’œuvre est en cours (et déjà ruine).
Le texte s’ouvre sur le titre de la première partie (il en compte quatre), « Cœur plus noir ». Des mots sont répétés, « morgue » par exemple, déjà cité. D’autres seront martelés : « douleur », deux fois dans le même vers dans les premiers poèmes, et le terme reviendra à la fin du livre, enserrant les poèmes à l’intérieur de Premier crayon et les perçant parfois dans le corridor, le couloir, l’hôpital où s’enfonce la tête tombée dans le corps lorsque penser ne se peut plus :
« quand la tête tombe dans
corps, le corps de Douleur,
la pensée s’éteint, ampoule
décanillée dans l’impasse […] ».
Ce mot murmuré, ressassé, lance le chant brisé et le conditionne. Il est présent dans tous les livres de Mathieu Bénézet, comme son paronyme « douceur ». Les textes oscillent entre « douleur » et « douceur ». Dans Premier crayon, le premier terme est omniprésent, manque le second. Sa première syllabe (« dou- »), obsédante, se répète d’un livre à l’autre : « dou-dou-dou », chantonne la mère pour calmer l’angoisse de son enfant. Ce chantonnement se retrouve dans L’Imitation de Mathieu Bénézet, en 1978 :
« Elle lui tient la main afin qu’il écrive droit, le corps énorme appuie sur le dos.
Ne jouant pas le jeu des autres, allant jouer dans les tombeaux, ils entendent qu’il occupe la place du mort. Il fredonne une espèce de mélodie dépouillée des sons, seul l’air éprouve qu’il chante, dou-dou-dou chante Platon dans la république des mères ; ils sont heureux les chéris, ils s’endorment la langue tatouée par la musique maternelle. » 1
[Remarquons que c’est le poids sur le dos qui provoque l’apparition des italiques.]
Dans Médéa également, en 2005, la mère chantonne à sept reprises « doux-doux-doux » à ses enfants pour les rassurer. Avant de les tuer 2.
Ce chantonnement est très trompeur. On pourrait croire à la douceur maternelle, à sa protection. On aurait tort. La douleur y est inscrite, essentiellement. Entre la mère et la douleur, Mater dolorosa (« Mère Douleur », écrit Mathieu Bénézet), une contiguïté. Dans le poème, aussi, une adresse.
Dès lors, quel refrain ou quelle lutte pour débuter ? Quelle « douleur » à franchir ? Leitmotiv, souffrance immobile qui propulse les premières syllabes sur le socle de la « nuit », les deux mots « morgue » et « douleur » se mêlent.
Concaténation, équivalence et ce qu’il faut rompre, le silence, passant par une restitution : « mèrepère ». Ils ne sont pas séparés dans la graphie, l’unité sémantique et affective est restituée.
Dans Ceci est mon corps (1979), le poète écrit :
« Mais qui parle ?
Cette question ne cesse de hanter et de relancer l’écriture. C’est une fomme ou un hemme, dirais-je pour manifester que le livre est l’impossible mémoire d’une tête où « pèremère » est la figure androgyne primordiale. Qui parle ?
Qui parle avec une voix qui ressemble à un murmure familier, presque quotidien ? Sans doute est-ce chacun d’entre nous quand il se dit : « Je ne sais comment être là. »
Oui, la question de vivre et d’écrire est posée, non dans la confusion des termes mais dans un échange constant. Question de lire aussi ; et lire, réciter, car les phrases requièrent l’usage de la bouche, lire est écouter « ma » propre parole, entendre en elle le roman. » 3
Petite voix, familière, redondante, didascalie du poème, elle vit en écrivant, se fixe sur un point. Accompagne la « Douleur » devenue allégorie qui se déplace dans le vers, elle tremble, cherche une place avant d’envahir le poème. Tout espace alors, occupé par ce mot quand le texte devient prière niée (« Prière rien moins que prière ») comme s’il fallait, de face et de nuit, clore « vivre » :
« dans le vol solitude
d’une pierre éblouie » (p. 17).
Minimes vers accrochés à la page en séquence finale, perspective longtemps étouffée, elle revient, écrire prend chaque fragment.
Alors les rythmes alternés du vers essoufflent la lecture. On entend le « déluge », femmes éparpillées percées et mourantes dans l’agonie parmi les eaux : « rien ne peut arrêter leur plainte ». Sont appelées les traces d’histoires, vieux rois témoins des destins antiques. Un fil relie la souffrance des aïeux à la douleur actuelle commune, celle des héros mythiques gorgés de sang ou des personnages bibliques écartelés ou noyés à la nôtre. L’adjectif « vieux » est à son tour décliné dans le texte, au masculin, au féminin, gorgé de temps et de douleur. Antéposé le plus souvent, il annonce la torsion de la bouche, « la grimace des armes » entre ce qui s’effondre et se tranche, versants d’un même désastre qu’une série de poèmes, numérotés de 1 à 3, énumère. Le futur et le passé composé sont juxtaposés, la perspective du temps se réduit à ce qui est déjà consumé, comme si la seule prophétie possible ne pouvait qu’avouer une impuissance, une défaite :
« […] quel égaré
surviendra naturellement pour re-
poser la question : à quoi sommes-nous
voués dans la crypte où brûlent
et se consument clarté et immortalité » (p. 22).
Les mots coupés ne sont pas ressoudés, chacun assume la fraction comme un mot manquant à la fin du poème numéro 2, reporté au début du trois : « signe », l’altération lue déjà dans le morcellement des phrases et une délivrance retardée qui jouxte la « cendre ».
« Elle est. Elle est l’échec. »
Parole amoindrie, le début du livre recueille les dépouilles et les cris, ultimes traces non rassemblées, livrées dispersées en cris. L’appauvrissement, s’il est au cœur des vivants « jusqu’à serrer / le cou dénudé », chemine 4. Entre dans le poème.
La peine à formuler offre, malgré tout, un espace possible entre le sanglot et la prière non-prière (poème) : « ce qui illumine s’assombrit ». À rebours, le texte sur un fil de diction pénible s’écrit. Des paroles sont redites sous forme de propositions : « tout cela n’est pas grand-chose » (p. 24), en italique, litanie, sans métaphore, littéralité.
Leur répétition paradoxalement les enracine, leur donne une forme – cela existe. Des êtres se croisent, se rencontrent dans le poème : un enfant près de son vélo en côtoie un autre dans les cuisines d’un temps non situé, suspendu en un espace mémoriel « dans une autre vie » où déjà les mots de douleur s’énonçaient. Lecture de l’imparfait modifié alors : c’est le temps de l’histoire redite aux veillées pour que chaque destin personnel joigne en un point celui de ceux qui passèrent.
« Seigneur
l’ami pleurait le front amassé
contre une pierre » (p. 28).
Pierre vaillante, immuable et témoin. Ceux qui furent l’ont approchée comme les vivants la retrouvent la regardant, trace d’un rite ou d’une vie sur laquelle s’appuyer ou poser le regard. « Visage » et « morgue » se répondent. Dernière expression du mort, elle laisse apparaître le masque des civilisations perdues qui couvrait le disparu ou l’accompagnait d’un portrait peint (fayoum). Quelle trace laissée se répète en chaque mort rejoignant ceux qui précèdent, en un mouvement identique et immuable, livré isolé dans le texte en parataxe ?
L’adresse alterne : à la Douleur le poème se voue lorsque d’abord en anaphore elle finit par saturer le vers. Autre tension, « Seigneur », qui fait tendre le poème vers la prière ou l’adieu.
Renouer. Par les traits du visage ou des mots écrits. Renouer par le son « D’anciens vocables », bruit de l’eau, première voyelle. Onomatopée née de terre et rejoignant celui dont l’écoute seule se lie au monde (et toujours l’apostrophe « Seigneur »). Le poème peut-il exister de cette manière littérale, évidente, « sans déréliction » ?
« […] ce que tu dois saisir
avec la bouche, les doigts, ta
voix, la finitude qui est tienne,
rien d’autre, ai-je dit… » (p. 41).
Vie poésie, sur le même terrain. Ni plus, ni moins. Plusieurs voix sont mêlées, indiquées dans le texte (VOIX 1, VOIX 2), comme pour une pièce radiophonique, et des indications pointées, isolées, didascalies légères, excentrées : « (parlé) ».
Continûment le mot « (hôpital) », hanté par le fantôme de vie appuyé sur une pierre, le début et la fin, « on extermine au lieu où l’on crée ». Pas une métaphore : le couloir d’hôpital est la pierre (même mémoire). Les noms alignés, cités (Baudelaire, Verlaine, Max Jacob, Georges Perros, Claudel…) et les citations, « Oh ! les beaux jours », y déambulent.
Les lieux ne sont pas distincts mais les personnes qui les traversent, chacune, imprègnent le fantôme passant mémoire de sa trace :
« je me souviens aujourd’hui [hôpital]
de celui qui se souvenait en 1967
[accident], etc. [effondrement] » (p. 46).
Recours à une ponctuation qui n’assimile pas mais place chacun (lieu, auteur, catastrophe) en un endroit, précisément : les crochets, des points alignés isolant sur la page des séquences de textes, ils trouent le continuum :
« ……………
mal abandon
……………
abandon mal
…………… » (p. 46).
Incursion, rupture, un texte en capitales est encadré : il élude la question des « Blessures infligées au visage de l’auteur », écho de la douleur et morgue du seuil. Or ce qui suit en prière, en poème, c’est cette douleur décrite dans ses symptômes. Personnifiée, humanisée jusqu’à la cruauté : elle inflige, elle va vers mort 5.
Quelles traces laissées dans l’œuvre par le perçu : Camille et Paul Claudel à Bar-le-Duc, dans l’église, la statue de Ligier Richier 6. La retrouve-t-on chez Paul et dans les « représentations de corps sacrifiés de Camille » ? On pense à Clotho, l’une des trois Parques, qu’elle représenta sous les traits d’une vieille femme, édentée, squelettique, à l’épaisse chevelure mêlée, faite des fils de vie qu’elle coupera.
À lire les poèmes, nous suivons une rivière : coulent les mots, en chacun une note varie, elle change au gré de la course, heurte le cours vivant. Les vers frappent, et quand les mots se répètent le contexte immédiat les oriente. Le plus souvent, ces répétitions ouvrent le poème :
« voix, des voix à la rivière, tu cours,
cours, les voix vont plus vite, tu
ne peux ni les distancer, ni interrompre
ta course folle, jusqu’où » (p. 51).
Comme si cette course du « passager fantôme / du couloir » emportait les souvenirs, les gardait en vue, en mémoire, en affection. Écrivain oublié, Noël Roux, auteur du Livre des cicatrices, et cette trace-là, toujours un lecteur pour la « découvrir ».
Passage vers la seconde partie du livre, « Le bris de la biscotte… », où un premier texte évoque le dernier sourire (le seul) du père du narrateur à sa mère, juste avant sa mort. Mise en abyme de la mort de Michel Leiris : les points de similitude amènent à confronter ces deux disparitions soudaines, celle de l’un (Leiris) en contrepoint de ce qu’il défendait, une écriture sur le fil au risque assumé, et la disparition soudaine, dans un geste quotidien. Texte en prose, vocabulaire simple, les événements seuls : anecdote de cet ultime signe venu là. Posé. Le poème suivant formule autrement la mort : « DC », dans des vers hachés où plusieurs mots coupés se raccrochent au vers suivant. La maladie ici entrée – dans le texte. Alors plusieurs incursions appelées « Note », en quelques vers des gestes ou des riens : une cigarette fumée « en loucedé », un rayon de soleil, « le corps [malade] », « hôpital verlainien », la fin d’un homme : tremblement, bris de biscotte. Des éléments inattendus se frôlent en un lieu, l’hôpital, rassemblant passé présent. Là où le seul espace possible (« qui tient ») est celui de l’écriture. En marge du texte, à droite (police de caractère autre et d’un corps plus petit) figurent des ajouts : noms de lieu (« Bar-le-Duc »), d’auteur (« Danielle Collobert »). Notes, didascalies ou apostilles…
Sur le visage des morts, la morgue lue, reconnue, donne-t-elle à lire autre chose que l’oubli, « l’embouchure de l’Euphrate » tarie, plus rien pour emporter les souvenirs qui n’ont pas existé ? Le « gisant » laissé en note (italique dans le texte) repose. Ne donne pas à lire une expression. Toute dérogation inscrite dans le texte :
« ne pas faire à la mort le
progresser facile [ imitation] » (p. 72).
Une lettre manquante à l’initiale d’un mot : « aconter », une « anfractuosité » dans la langue, un retrait, à côté des « grands mots ».
Bien des sous-titres, au fil de Premier crayon, proposent des fragments qui émergent et livrent une part affleurant du poème, « îlot ». Élément perçu, écrit, entré dans le texte (est-il en vie ?). De son vivant, le souvenir fut. Tel paradoxe car il semble que ces « notes » ou cette « farce », toute chose ainsi nommée, détachée du texte, l’annonçant ou le commentant, offre une lecture possible de ce que serait le souvenir : il grandit à mesure qu’il s’éloigne du présent (qu’il meurt). Secrètement tout moment vécu se détache. Du présent certes, mais c’est ainsi également qu’il existe (telle la morgue du début du livre).
Éviter la « fable », petite voix inconsciente et tenace faisant lire le réel en sens figuré : « ceci n’a pas va-/leur de fable ou d’églogue ». La métaphore détache le réel de la vie. Or le livre bat comme le cœur tendu par le Transi de Ligier Richier.
« Cœur plus noir » – ou pierre – dépecé vivant, ruine ou fantôme du couloir, présence paradoxale constituant le socle du livre.
Isabelle Lévesque
D.R. Texte Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes
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1. Mathieu Bénézet, Œuvre 1968-2010 (Flammarion, 2012), p. 279.
2. Mathieu Bénézet, Œuvre 1968-2010 (Flammarion, 2012), pp. 1246, 1249 (2), 1252, 1254, 1263, 1266 (« Doux-doux »), 1268.
3. Mathieu Bénézet, Œuvre 1968-2010 (Flammarion, 2012), p. 625.
4. Le cri, la pointe, le fragment (leur version écrite : l’italique et le blanc) sont constitutifs de l’écriture de Mathieu Bénézet. Dans Ceci est mon corps (1979 – Œuvre 1968-2010 – Flammarion, 2012 – pp. 614, 615) :
« L’écriture est quelque chose qui se passe sur une table, la position de ce que j’écris est celle d’un corps effectivement penché sur la table, hors du monde. Pour celui qui écrit, il ne reste rien. Rien. La présence d’une main au travail ; alors la main qui écrit est mon visage. Oui, le visage d’un écrivain ressemble étrangement à une main. […] On écrit avec les restes de tout ce que l’on veut… Des morceaux de tout… […] C’est, peut-être, comme un poids, le poids d’une histoire, dans les deux sens du terme, qui nous fait pencher. Oui, le corps de l’écrivain au travail est un corps italique, presque couché. D’où le sentiment d’être « happé » ou d’aller vers sa tombe (pour faire un mauvais jeu de mots : de tomber !). Mais j’aimerais ajouter que l’écriture est quelque chose qui profondément ne marche pas. Le mythe du livre est le lisse ou la totalité. Il faut faire un objet unifié, d’un seul tenant : cousu, quoi, comme pour le tissu social ! Et c’est le faire-semblant de la littérature et du livre : la linéarité, une production apparemment aisée qui ne montre pas le travail et les ratages, un objet fini, en somme. Or écrire sous forme de fragments fait exister l’espace entre pages, donne corps au blanc entre les pages, qui est la matière même du livre, ce avec quoi nous écrivons. Dernièrement un écrivain, et non des moindres (mais non, ce n’est pas celui auquel vous songez !), me disait, en confidence : « Au fond, si nous étions honnêtes, nous tous écrivains, si nous ne trichions pas, nous écririons des livres fragmentés, en morceaux… » Oui, tout cela est très fragile et tient à presque rien… »
5. On peut lire dans L’Imitation de Mathieu Bénézet (1978 – Œuvre 1968-2010 – Flammarion – p. 355) :
« De ce que fut ma vie il ne me reste qu’une image : Un homme tombe, durant sa chute il crie, il murmure, il parle, les larmes le submergent, enfin le corps se vide en un lamento où il égare ses membres et sa bouche ; le sexe passe dans la gorge, retourne dans le ventre, lui crève le cœur, écrase la tête ; ô le moment quand dans la mort la tête nous quitte est d’une horreur d’une jouissance infinies. »
Mathieu Bénézet faisait partie de ceux que Maurice Maeterlinck appelait les Avertis (ceux qui savent dès l’enfance, tout de suite sérieux, avec un regard d’adulte – les autres, presque tout le monde, sont les Divertis). Dans ses livres, la mort est très souvent proche, voire imminente.
6. Le Transi de René de Chalon, de Ligier Richier, est déjà au cœur du roman Moi, Mathieu Bas-Vignons, fils de… (Actes Sud, 1999). Le narrateur, découvrant cette sculpture à Bar-le-Duc, éprouve un malaise. Cette rencontre change sa vie.
« […] tu te souviens des cavités et pourtant tu songes à des yeux, des yeux qui n’auraient plus de larmes, creusés si profondément dans le faciès par l’acuité d’une souffrance, d’un spasme douloureux, et toujours le geste des bras ramenés en avant du corps, un épuisement… Il y a le reflet vague et lointain d’un visage bouleversé, d’un visage concentré par la souffrance, un visage presque illuminé par une lumière intérieure. […] Et ce visage bouleversé, ce visage de Meuse, ce visage qui porte le signe nu du regard est le visage de la métamorphose, d’une métamorphose de toi-même, tant espérée, tant combattue, un double de toi qui remonterait d’une autre enfance que la tienne… » (p. 15)
« […] et déjà tu as l’intuition d’une absence, la préconception qu’elle ou toi êtes absents, allez être absents, et cette absence t’appelle, soupçonnant que jusqu’alors tu aurais été dans l’attente de cette absence, laissant naviguer en toi le signe de cette attente, comme à Bar-le-Duc face à l’érection par l’artiste de la Chose mangée mais pas entièrement par la vermine, où tu crus voir quelque chose de plus humain, de plus vécu, que dans toutes les autres statuaires du XVIe siècle et au-delà, quelque chose d’hiératique mais transformée en une harmonie d’expression absolue, l’incessant labour de la mort dans une chose lorraine, comme si l’Imagier, et ainsi disait-on à l’époque de la Renaissance, imprégné des physionomies de ses modèles, avait annoncé les massacres à venir des guerres mondiales, comme si l’art pouvait attendre trois ou quatre siècles pour livrer son dernier travail, sa pensée intime, sa noblesse, dans une spontanéité en rien altérée par le temps et l’Histoire. Et plus tard tu penseras, dans un train de nulle part, il est impossible d’imaginer rien de plus vivant […] » (p. 30)
Attirance et répulsion pour la mort : ces deux mouvements inverses sont fréquemment conjoints chez Mathieu Bénézet, comme la douleur et la douceur.
[Une version abrégée de ce texte a été publiée dans la revue Europe, numéro 1022-1023, juin/juillet 2014.]
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