Gunvor Hofmo,
Tout de la nuit est sans nom, édition bilingue,
Collection « Pour une rivière de vitrail »,
éditions Rafael de Surtis, 2009. Préface de Ole Karlsen.
Traduit du norvégien par Pierre Grouix et Grete Kleppen.
Lecture de Muriel Stuckel
GUNVOR HOFMO, VOIX D’OMBRE ET DE NEIGE : UNE POÉTIQUE DU MURMURE
« L’œuvre solitaire du poète
ciselant la matière précieuse des mots
est l’acte de débusquer un vis-à-vis. »
Emmanuel Levinas
La publication en 2009 de l’anthologie bilingue Tout de la nuit est sans nom (éditions Rafaël de Surtis) a eu le mérite de nous révéler la singularité d’une voix poétique de Norvège, celle de Gunvor Hofmo (1921-1995), une poète du Nord qui, selon Ole Karlsen (dans sa présentation de l’ouvrage), « peut se mesurer à des poètes tels que Georg Trakl, Nelly Sachs et Paul Celan ».
Élaborant une poétique du murmure, cette œuvre nous touche par son refus de tout effet lyrique. Sous « l’éclat stellaire du deuil », une voix d’ombre, bouleversée par la disparition tragique de l’amie juive Ruth Maier, victime de la grande rafle en Norvège du 26 novembre 1942, s’énonce pour esquisser une dramaturgie de l’intime, dès le poème inaugural « Je veux rentrer » :
Je veux revenir habiter parmi les hommes-
tel un aveugle
transpercé dans l’obscurité
par l’éclat stellaire du deuil.
(p. 15)
Cet oxymore, où se redouble l’idée de lumière cosmique, succède au motif de l’ombre qui, par l’intercession de « l’aveugle transpercé dans l’obscurité », avoue sa force expressive : ne figure-t-il pas la poète constellée par le deuil, source véritable de sa création poétique ? D’autant plus après l’épreuve du silence douloureux qu’elle s’est infligé durant ses longues années d’enfermement, de 1955 à 1971.
Or, quand elle formule le désir de « revenir habiter parmi les hommes- », le tiret qui crée un effet de suspension à la fin du vers laisse pressentir la mise à l’écart de sa voix poétique :
mais je suis de l’autre côté, là où les brins d’herbe
sont des cloches qui sonnent de deuil, d’attente amère.
Je tiens la main d’un être humain,
regarde dans les yeux d’un être humain,
mais je suis de l’autre côté,
là où l’être humain est une brume de solitude et d’angoisse.
(p. 17)
La mise à l’écart, la mise « de l’autre côté », se précise en des termes relevant bien d’une voix d’ombre :
mais je suis un être humain jeté aux confins,
et j’entends bruire le silence,
j’entends crier le silence
depuis des mondes plus profonds que celui-ci.
(p. 17)
Cette voix des profondeurs n’est pas sans révéler ses inflexions orphiques, à l’écoute du silence des confins que l’acte poétique seul pourra métamorphoser en murmure endeuillé :
J’ai vu mon amie,
l’unique, je l’ai vue
partir pour la mort.
Et depuis, les arbres sont en deuil,
et depuis, la Mort a tiré
mon corps, mon âme, ma voix
dans l’océan du désespoir !
(p. 25)
La voix d’ombre et de deuil se fait voix de nuit, même si « la nuit n’est pas assez obscure », pouvant « exploser d’elle-même ». Elle culmine dans un poème dont le titre pose une équivalence métaphorique saisissante : « La nuit est un dieu. » Grâce au mot très doux d’« effleurement » qu’il comporte, on appréhende l’effet de sourdine qu’implique l’effacement de la voix énonciative Je : souvent la voix d’ombre s’inverse en voix de neige.
Loin de souscrire au symbolisme hyperboréen de la neige plutôt convenu qui chercherait à lire Hofmo seulement comme une poète du Nord, on peut au contraire dégager les ressources signifiantes de cette métaphore pour saisir la singularité de son écriture poétique. Certes, on ne peut nier le symbolisme thématique de la voix de neige : elle émerge d’un paysage de l’entre-deux, entre l’automne et l’hiver, pour dire sa froidure intime, son cœur glacé d’effroi : « Le givre est déjà sous les mains des êtres humains, sous leurs pas ». Mais ne constituant pas toujours un motif concret ou étant seulement perceptible avec les « icebergs sous-marins qui dérivent dans la mer », la neige se présente aussi avec une double valeur d’abstraction et d’altérité, pour symboliser l’aspiration au renouvellement que suggère la blancheur paradoxale de la neige, à la fois virginale et génitrice :
C’était une autre neige,
une autre obscurité
que dans cette nuit-là
La neige accoucha de ton avenir
[…]
Mais ensuite tu reconnus
tout. Tous tes pas
à travers le Monde
résonnaient venus d’un enclos
blanc de neige
sous une lune qui voit.
(p. 79)
Dans le poème « Pas morts », où se proclame dès le titre le refus de la mort, la voix de neige résulte d’une métamorphose originale, subie par les mots eux-mêmes : des mots en neige, puis des mots en bouche, bouche qui aspire à une dimension cosmique, tissant des liens entre la terre et le ciel, pour apaiser sa soif de lumière et d’étoiles : la bouche même du poète au sens universel, ou la bouche de son double spéculaire, comme le suggère le jeu de l’interlocution ?
Car la poésie de Gunvor Hofmo pose la question de la voix énonciative mise en scène de façon souvent problématique, oscillant entre l’affirmation d’un Je, l’apostrophe d’un Tu, la multiplication des Ils et l’effacement de toute personne, brouillant parfois le cheminement heuristique du lecteur.
Si l’on relie deux poèmes qui se font écho, un véritable questionnement ontologique se formule : à la triple anaphore qui formule l’interrogation majeure de l’être dans « Suis-je ? » (p. 29) répond celle du dire dans « Testament pour une éternité », où les instances énonciatives entremêlent confusément un Je et un Tu pour réfléchir la scission du moi (p. 35).
Mais le discours lyrique d’Hofmo élaborant souvent une mise en sourdine du Je, la voix poétique se fait également voix de neige. Cela nous amène à superposer au symbolisme thématique de la neige un symbolisme d’essence lyrique, désignant avec précision cette voix blanche qui s’énonce sans emphase, sans artifice, jusqu’à effacer ses propres notes, voire jusqu’à ensevelir ses propres traces.
Ainsi le poème « Au sujet de “je” » ne comporte paradoxalement aucune occurrence de la première personne : la voix de neige, qui efface et ensevelit le Je qui la profère, se décrypte sous le subterfuge discret d’une triple tournure infinitive, au cœur du poème :
Retentir, prendre soi-même forme
dans les larmes perdues de Dieu,
à mi-chemin entre agneau et vipère,
laisser en vain le venin témoigner !
(p. 21)
Le lyrisme d’Hofmo propose des variations pour cette procédure d’étouffement du Je poétique, comme dans le poème éponyme « Tout de la nuit est sans nom », où la préposition de valeur privative prend tout son sens :
Tout de la nuit est sans nom
Calmes, heure après heure,
les choses posent
leur nom
l’arbre et la pierre
interprètent la voix de l’univers,
perdent leur identité
propre.
(p. 83)
À la privation du nom et à la perte de l’identité se conjugue une démarche interprétative qui prend valeur universelle : « la voix de l’univers » se substitue à celle discrète, effacée, blanche, de la poète, ne serait-ce que pour lui conférer de l’ampleur, lui permettre de résonner et de « chuchoter l’éternel », comme dans le poème « La bouche du soir », lui aussi dépourvu de Je.
Cette voix de neige, à la fois blanche et universelle, sans effets lyriques appuyés mais reconnue de tous comme personnelle, se retrouve dans le poème qui traite symboliquement du motif immémorial des « Pyramides » :
Patience ! dit le sable.
Et les pyramides se dressent
comme d’immenses cyprès
comme d’éternelles nuques de dieux
portant le poids du ciel.
Le monde dont la pierre
ressemble à celle de la lune
Le monde dont la soif d’éternel
Reflète les étoiles
Les habite
Et dans le sang des humains
se confondent dieux et
mortels.
(p. 65)
Effacer les traces du Je poétique grâce au recours à la troisième personne permet de refonder par le verbe l’architecture audacieuse des pyramides qui traverse les âges, miroir de ce « monde dont la soif d’éternel / Reflète les étoiles ». La voix de neige se fait alors discrètement cosmique, pour que « dans le sang des humains / se confondent dieux et / mortels. »
Mais cet effacement ne permet-il pas de nouer voix d’ombre et voix de neige pour que s’élabore une poétique du murmure, à la fois discrète et intense, se situant entre le silence et le cri, se faisant incantatoire pour faire advenir un chant ontologiquement personnel ?
Nulle imposture poétique, nul travestissement esthétique, nul déguisement rhétorique : la voix d’Hofmo nous touche par sa recherche d’authenticité, issue d’un entre-deux précaire, fragile, déchirée entre le silence de la douleur et le cri de la révolte : « De mille gorges j’ai parlé à travers la nuit » (p. 35). De même dans « D’une autre réalité » :
On tombe malade à force d’appeler la réalité
J’étais trop près des choses,
à m’en brûler à travers elles
(p. 17)
Mais refusant de vibrer « comme un cri allant crescendo », la voix poétique d’Hofmo fait plutôt le choix musical de s’énoncer mezza voce. En harmonie profonde avec la thématique du murmure, elle s’affirme comme une voix de l’entre-deux, une mi-voix, qui entrelace douceur et douleur, comme dans « Les derniers mots », où le murmure se profère par les morts pour dire « trop tard, trop tard » (p. 27), ou dans « Hiver » où il se trouve indissolublement lié à la mort :
Comme de la cendre, comme des ossements, tu resteras couché, devinant les nuits au-dessus de toi, les hautes maisons murmureront en toi, à jamais. (p. 47)
Dans le poème consacré à « Vincent van Gogh », le murmure, négation du cri humain, se fait douceur harmonieuse :
La nuit des ombres est passée
les couloirs longs
où les humains ne crient pas
mais la solitude
où la beauté du vase
était encore un murmure
d’harmonies
non vécues.
(p. 61)
Murmure et solitude s’entremêlent aussi pour s’amplifier dans « Sans cesse murmurent des voix » où s’apprécie la richesse de la palette lexicale pour dire le murmure incessant entre le silence, le bruissement et la voix :
Sans cesse murmurent des voix dans
des rues vides d’êtres humains
on dirait un bruissement de vent
on dirait un bruissement de pluie
les voix des humains pénétraient
des façades, des trottoirs,
des panneaux
mais veulent retourner à
l’humain
et réclament en silence
leur propre corps !
(p. 87)
Puis, comme dans le poème dédié au poète Henrik Wergeland qui évoque « les profondeurs murmurantes de l’univers » (p. 67), Hofmo associe étrangement le murmure à des instances qui le dépassent ou l’annihilent, comme l’universel ou l’éternel. Ainsi, dans le poème de clôture « La bouche du soir » :
La bouche du soir se referme
mais son murmure résonne
dans les arbres, les rochers
Elle chuchote l’éternel
et la nuit qui vient
où les éclairs, les uns après les autres,
te montrent les images du Monde !
(p. 101)
La voix poétique vibre avec une tonalité véritablement mezza voce, pour restituer sans la compromettre la résonance universelle du murmure, à la fois végétale « dans les arbres » et minérale dans « les rochers ». Mais à cette dimension universelle se superpose l’évocation explicite de l’éternel, avec un jeu de variation lexicale nous faisant passer du nom « murmure » au verbe « chuchoter », pour l’adjoindre de façon oxymorique à « l’éternel ». Il s’agit là d’une belle trouvaille poétique, à même de symboliser toute l’intensité suggestive de la modalité mezza voce.
Enfin, quand il est question dans « Invité sur la Terre » de « profondeur », d’« incessante création », du « défilé […] de millions d’années », la voix poétique emblématise tout cela par « un murmure neuf du néant », formule magnifique. Ne reflète-t-elle pas la poétique du murmure, parfaite conciliation symbolique de la voix d’ombre avec l’idée de « néant » et de la voix de neige avec l’idée de « neuf » ?
Ainsi, par sa recherche d’authenticité, la poésie singulière d’Hofmo s’apprécie comme mise à l’épreuve du lyrisme convenu pour avouer sa modernité. Car si l’on compose avec ses plus belles trouvailles poétiques une constellation signifiante, ne peut-elle pas se définir comme « un murmure neuf du néant » désireux de nous dire « sous l’éclat stellaire du deuil », par-delà l’ombre et la neige : « sans un son ta voix atteindra chacun » ? Mieux encore : « À présent ton âme se faufile à travers l’éternel ».
« Sans un son » ou plutôt avec un murmure mezza voce, sa voix si personnelle parvient bien à « se faufiler à travers l’éternel », à nous atteindre au plus profond par la justesse de sa lyre intime. Ce faisant, elle devient universelle, illustrant la définition que propose Emmanuel Levinas du poème : « Il va vers l’autre. Il espère le rejoindre délivré et vacant ».
Nul doute qu’Hofmo sache encore « débusquer » en chacun de nous « un vis-à-vis » mais, bien sûr, grâce au talent conjugué de Grete Kleppen et de Pierre Grouix, excellents passeurs de poésie, « ciselant » eux aussi « la matière précieuse des mots », entre la Norvège et la France.
Muriel Stuckel
D.R. Texte Muriel Stuckel
pour Terres de femmes
___________________
NOTE d’AP : une version synthétique de cette note de lecture a paru dans la revue Europe n° 983, mars 2011, pp. 352-354.
|
Retour au répertoire du numéro de janvier 2016
Retour à l’ index des auteurs
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.