Ludovic Degroote, zambèze,
Editions Unes, 2015.
Lecture d’Angèle Paoli
Ph., G.AdC
« QUOI QU’ON ÉCRIVE, ON ÉCRIT DE L’INTÉRIEUR »
Pas tout à fait logbook ni tout à fait carnet de route, zambèze de Ludovic Degroote se rapproche pourtant du journal de voyage. Avec le titre comme pierre d’amarre pour un départ imminent. Un journal qui cherche à échapper aux stéréotypes du genre, descriptions exotiques et exaltées du touriste en mal d’aventure sauvage, safaris aux couleurs de clichés cartes postales, aux poncifs inhérents à la bonne ou mauvaise conscience de l’européen nanti. Ludovic Degroote s’y refuse, attentif à ne pas tomber dans le piège du « ça vous fait frederic rossif ». Pas tout à fait récit non plus, zambèze procède par fragments non datés auxquels viennent se juxtaposer des notations qui prennent soudain l’allure de poèmes. Récit poétique alors ? Pour la lectrice que je suis, cela ne fait aucun doute. Une rêverie agrémentée de divagations, petites digressions liées aux auteurs fréquentés par l’adulte, retours en arrière sur d’autres voyages, réflexions qui s’alimentent dans l’enfance puisent dans l’imagerie imprimée dans la mémoire, souvenirs de lectures anciennes qui engendrent d’autres réflexions s’imbriquant les unes dans les autres pour former un puzzle où s’articulent les pièces d’une personnalité — et d’une voix reconnaissable entre mille —, transplantée à un moment donné de sa vie dans un paysage autre. Personnalité attachante sensible qui laisse vagabonder sa pensée au fur et à mesure que se déroule le voyage (en famille) le long du fleuve ou à l’intérieur des terres, trois semaines au moins, peut-être quatre. La seule date vraiment mentionnée est celle du quinze juillet deux mille treize. C'est sur cette date-sésame que s’ouvre le récit :
« j’ouvre ce cahier au bord du zambèze — huit heures du matin, soleil frais ».
Une première phrase à la tonalité neutre. Ludovic Degroote ne se laisse pas prendre dans les filets-poncifs du pittoresque. À quoi s’occupe-t-il donc, alors, au cours de cette traversée africaine ? À penser et à tenter de se définir, sans prétention sans jeu théâtral sans se prendre pour un « monsieur important », avec lucidité ; avec une touchante modestie.
« je traverse l’afrique et je n’en fais rien, je veux dire que je n’en fais rien sur le plan politique ou moral, je continue de la traverser comme tant d’autres choses, non parce qu’elles ne me touchent pas, mais parce que je mets d’œuvre en action ce qui rappelle les bonnes œuvres, non l’action… »
En cours de voyage, toujours poursuivant la consigne de ses notes dans son cahier, le poète confie à la page la réflexion suivante, à la fois interrogation sur le devenir de ce cahier et sur la forme que prendra son travail, s’il le poursuit :
« je ne sais si je ferai quelque chose de ces notes : un poème sans doute, des fragments, ou les deux, comme j’aime glisser de l’un à l’autre, quand la prose s’effiloche et devient un vers, mais cela me semble difficile ici, je vois mieux deux ou trois poèmes adossés à des séries de fragments… »
Voilà qui définit parfaitement cet ouvrage et qui me confirme dans mon approche.
Il faudra attendre février 2015 pour que se referme le cahier zambèze et que s’achève le long travail d’écriture : « wimereux — la madeleine — août 2014 — février 2015. » Là prend fin une autre forme de voyage.
Disséminées dans les fragments, de petites touches permettent de discerner ce qui caractérise l’état d’esprit du voyageur Ludovic Degroote. Ainsi de celle-ci, qui conduit le poète à se poser la question : comment faire pour éviter de faire « littéraire » ? Sa nature profonde veille, qui le tient à l’écart de l’esprit-de-la-littérature-de-voyage :
« anti-gide, anti-leiris, anti-michaux des amazonies, non par principe, mais parce que je n’en ai ni les ressorts ni les moyens — pas plus que ponge et ses structures savantes ; rien qu’un petit bout de poème qui voudrait bien voyager s’il pouvait sortir de mon crâne... »
Dès lors que sont ex-posées ces évidences, comment faire pour éviter les clichés inhérents à ce genre d’écriture ? Ludovic Degroote avoue son impuissance à y parvenir tout à fait. Pourtant le simple fait de priver les noms propres de leurs majuscules contribue à les ramener au rang des objets ordinaires et à leur faire partager une semblable existence. Ainsi les noms géographiques habituellement drapés du mystère de l’Afrique noire rejoignent-ils la cohorte des noms usuels, propres au pays visité — kafue chongwe mfuwe lodge vervet zambie livingstone baobab crocodile phacochère lusaka...
Pour tout ce qu’il croise d’animaux de la savane, de gestes, de paysages, le poète s’en tient à des énumérations succinctes, d’abord parce qu’il affirme ne rien retenir, sinon ce qu’il voit :
« je ne retiens rien qu’arbustes, fleurs, jaunes, ce que mes yeux ont vu, ni les mots ni les noms
avec les mots et les noms j’ai beaucoup de mal ».
Il semble également être la proie d’une forme de renoncement qui l’oblige à s’en tenir à un style exclusivement informatif :
« avons quitté kiambi hier matin — sept heures de route pour livingstone : paysages variés, que dire de plus insignifiant, il faudrait détailler, faire un travail de scientifique ou de romancier, pas le mien, végétation plus ou moins serrée, arbres à collines, plaines, cultures maraîchères, cultures extensives... »
Pourtant, un mot émerge parmi d’autres, qui retient l’attention du poète. « latérite ». Lié à la couleur rouge, couleur de prédilection de Ludovic Degroote, le mot entraîne le poète dans une déclinaison aux rebondissements multiples, qui procèdent par associations de mots de sons puis d’idées. De sorte qu’à partir d’un seul mot, c’est toute une composition personnelle et passionnante — jubilatoire — qui se déploie, d’une ramification à l’autre.
« rouge latérite » :
« aussitôt j’ai pensé à combiner le mot latéral, écrire par exemple couleur latérale en pensant latérite, pour que le poème joigne les deux mots, à moins que je ne veuille cacher la chose, ce qui n’est pas le cas, ni tomber dans l’opacité dont se chargerait une telle expression ; si je construis le poème en ne pensant qu’à moi, je le réduis, si je l’écris en pensant au lecteur je le réduis aussi — mieux vaut ne penser à personne, sauf au poème
j’aurais pu écrire : latérale latérite mais cela m’aurait semblé forcé dans la mesure où la latérite évoque d’abord la couleur des routes, pas celle d’un trottoir ou d’un bas-côté, on voit l’ornement que les jeux de sonorités auraient fabriqué
difficile de se représenter le rouge sans croiser le mont juliau de nicolas pesquès : dire jaune, c’est dire la couleur et le geste de soi face au monde que produit le langage, mais l’entreprise de pesquès est l’entreprise d’une vie, d’une œuvre ; mon rouge à moi je l’ai croisé ici, en zambie, là, près de sienne ou dans le vaucluse, plus haut dans ma vie, lorsque, enfant, nous étions allés au mont des récollets chercher des fossiles, dents de requins, à moins que ma mémoire ait fabriqué à partir d’événements différents un épisode qui n’appartient qu’à elle, à la manière de cet orgue de barbarie dont parle proust… »
Ainsi procède le poète, « à sauts et à gambades » siens. Ainsi en est-il aussi de ses considérations sur les chutes. Des chutes du Zambèze aux siennes propres ; chutes personnelles faites de déceptions et de désillusions auxquelles il dit n’avoir pas été préparé ; « chutes victoriennes » d’où ricocher sur « les chutes vues au gabon » puis sur la « cascade de couz », « au goût de vacances » ; de là, vagabondage dans le pays grand-maternel de Chambéry où il croise Jean-Jacques Rousseau à qui il consacre trois grands paragraphes qui s’enchaînent dans un même souffle ; le tout s’achevant sur un retour à « la belle cascade de couz » et à la chute conclusive sur le Zambèze :
« de là à penser qu’il n’y a rien pour moi dans ces chutes, ce serait une jouissance égocentrique, à quoi je ramènerais cet endroit, qui en serait honteuse ; disons qu’elles m’ont épaté, saisi, étonné, frappé, mais pas ému, exprimant par là qu’elles m’ont laissé sur place au lieu de m’emmener… »
Le poète poursuit sa traversée, avec lui-même en miroir. Le paysage défile en effet sans qu’il parvienne vraiment à se départir de lui-même, à s’évader de ce qui le constitue profondément. Se défaire de ses peurs, peur de se mettre en route de s’abandonner à l’esprit du voyage peur d’être rattrapé par ses « pieuvres » innombrables tant physiques que psychiques qui le guettent et l’attendent au tournant et, par-dessus tout, celle de la solitude dont la présence le submerge
— « tout coule
sur le zambèze aussi j’emmène mes bas
en bas je suis toujours seul
où que je sois dans le monde » —
et cette mélancolie qui le poursuit, où qu’il aille et quoi qu’il fasse. Avec ce sentiment de décalage amusé et bienveillant — qui fait sourire — qui caractérise le regard qu’il porte sur lui-même :
« je fais observer aux enfants cette incroyable variété de paysages, ils me charrient en chœur dès que j’ouvre la bouche dans la voiture; il faut bien que je joue au père, je ne dis pas que je n’y prends pas plaisir... »
Les fragments de zambèze se suivent sans interruption(s) (autres que les interlignes qui les séparent) formant le déroulé d’un fleuve livré à son rythme propre avec ses pauses intermédiaires de part et d’autre du seul point-virgule. Je cherche les confortables « bouées » d’écriture dont parle le poète dans josé tomas, et je tombe sur la magie de cette phrase, qui procède par transposition d’univers et qui imprime, par dérives silencieuses, des images émouvantes inattendues, de celles grâce auxquelles j’entraperçois, de manière imprévisible, l’arrière-pays mental du poète :
« pirogues silencieuses comme au temps de l’angélus, les doigts joints aux filets, nous aussi dans la barque on dérivait au bruit du clapot, la canne à la main
chacun à sa hauteur... »
Ainsi, « quoi qu’on écrive, on écrit de l’intérieur ».
Ce qui est écrit là, au cœur de zambèze, est admirable. Le livre à peine refermé, « j’ai envie de rester ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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