[« LES LARMES SONT PAUVRES DÉSORMAIS POUR LYRIQUER »]
Au croisement du politique et de l’intime, un livre d’une noire lucidité immerge le lecteur dans l’air du temps. Big Bang Europa d’Antonio Rodriguez enfonce sa sonde dans la matière à vif d’une époque, d’un continent Europe secoué qui s’épuise, en voie d’effondrement. Sur un rythme scandé, une langue parlée s’enfante à mesure, donne rudement à voir le désenchantement, les menaces, les doutes, le délitement du monde, l’incertitude d’aujourd’hui. Une langue qui est aussi chant d’amour brut, fleuve offert en célébration. D’où venue cette conscience, de quelle angoisse atavique ? D’où parle le poète ? Du fond de l’histoire humaine, dans la mémoire des guerres ? Ou de quelle intuition visionnaire ? En « orphée-plombier » clairvoyant, il s’aventure dans les tuyauteries de la pensée dans ce qu’elle a d’obscur, de lancinant. Il parle en une polyphonie haletante, comme un vivant de ce temps, mêlant sa propre voix à celle d’un père, d’une femme, d’une Europe au tombeau, sur la scène métaphorique d’une poésie charnelle, avec les mots du ventre et l’infini du regard, qui ouvre, indéfiniment.
Dans ce recueil construit en huit parties distinctes, mais d’un même mouvement de texte avec la seule virgule pour pulsation, chaque page semble avancer selon le mode du « big bang » initial comme un univers en expansion, où contractions et dilatations se disputent la parole. Où des noyaux de pensée éclatent en fission, se bousculent en phrases courtes, rompues, fiévreuses, en incantations pressantes, par saccades, syncopes de pensée. Chaque page comme un buisson qu’un souffle animerait du dedans, quelque chose d’organique, de pulsionnel, de l’ordre physique d’un corps.
Dès les premières lignes, le lecteur est mis en état d’alerte, entraîné dans l’affolement d’une fuite, une confusion d’haleines, de paroles imbriquées dans un contexte de guerre, un continent entre flammes et cendres, avec ce couple et leurs enfants, fictif et si incarné, dans un sauve-qui-peut tour à tour dans la forêt, dans une cave, sur une chaise pour un interrogatoire, poursuivi par une meute d’hommes qui aboient comme des chiens. Après ce prologue sur fond de panique, trois « périodes d’incertitude » pénètrent tour à tour la réalité amoureuse du couple ; celle des enfants qui ne veulent plus de ce monde et des vieux exaspérés par les enfants ; et celle de l’humain nouveau qui jaillit comme la matière tressaille à chaque mise au monde, aussitôt venu en mammifère, sans autre puissance que la vulnérabilité, il s’émerveille du réel et hume au sein l’odeur vive de l'humanité. Ce dernier volet intitulé « le trou du cœur » fait éclater des réalités brutales qui se frottent et s’entrechoquent, — images superposées du crucifié qui se déchire et d'une femme en accouchement ; la bête et l’homme, la fumée des crématoires — des visions qui se mêlent sans s’exclure.
« ... les larmes sont pauvres désormais pour lyriquer, le trou reste salé, les amours déçues y choient, tu vois notre bouche a le goût des salines, des salines de vie, lèche ce trou avec ta bouche amère, celle d’y avoir cru et de ne plus y croire, asséchées après les saccages, car les hommes se saccagent en s’aimant... »
Trois autres séquences regroupées sous le titre « l’agneau de l’homme » exposent successivement la déchéance d’un vieil homme en fin de vie à l'hôpital, papy lâché de tous ; le passage à tabac de la poésie, dénigrée et raillée, par le leitmotiv à quoi ça sert martelé par un père à son fils. L’auteur en un autre lieu voyait la poésie comme « des phares d’automobile dans le brouillard, inutiles et aveuglants, avançant quand même, nimbant l’épaisseur de lumière crue ». Ici il riposte à chaque coup porté par des phrases cinglantes, et par l’expression de cette infime source d’émerveillement qui redonne saveur au réel, odeur à l’homme. Enfin, un Salve Regina montre l’Europe en tragédienne qui prophétise du fond de l’abîme, et de son tombeau scrute le mal obstruant le monde. Une lecture attentive permettra de déceler dans cette écriture de subtils glissements entre les différents plans de langage, annulant la frontière entre le monde intime et le collectif :
« dans son tombeau, elle dit, cette Europe, c’est moi, décomposée et qui repose, elle dit, c’est moi ta mère qui jadis t’ai essuyé au continent, après le solstice c’était la nuit, tu étais nocturne, bleuté, tu es venu à moi, faible si pur, et je t’ai réchauffé au continent, je t’ai frotté à tous ces pays qui forment le continent, soudain tu as eu chaud, tu parlais toutes les langues, et les sages-femmes s’exclamaient en voyant ta bouche pleine de cendres, tu découvrais la brume au matin, le Vieux Continent t’enveloppait dans son drap de plaines encore fumantes, pendant que tes oncles te parlaient de l’histoire des hommes, avec fierté et effroi, et tu déchirais mon placenta comme on déchiffre la Torah, en méditant les généalogies, tandis que le continent t’enveloppait dans son drap de plaines et de cendres »
Il faut lire d’urgence et à voix haute ce livre de rébellion, ce livre qui « perce et berce » avec la lance des mots, instaure une dimension épique — dont le héros pourrait être la pensée elle-même, qui se débat, œuvre dans la forge, sort de ses gonds, et incarne aussi une force de résistance, un épique au quotidien. Il faut écouter résonner et se heurter toute la complexe beauté de ces harmoniques, se laisser emporter par cet emportement, cette sainte colère, ce délire pris au piège de ses propres hantises et qui s’en défait, frappe en une percussion de métaphores magnifiques :
« les étoiles parturientes te tiennent la main et t’essuient au firmament » ou : « je suis animal du silence, issu de la meute du silence, avec des violents silencieux, des fragiles silencieux... »
Quand la menace semble prendre tout le champ de conscience, coucher un lourd aplat de matière noire sur les pages, apparaissent en contre-chant des traces de lumière, des touches de sacré prises dans la matière verbale, furtives comme dieu qui passe, quasi inaperçu, serait-il le cerf de l’apparition de la dernière page, ou celui qui se cachait en buisson et dont nous n’osions articuler le nom. On se surprend à rechercher les petites doses d’espoir ponctuant les pages, ces gestes de femme, ta voix douce de femme, une branche de cerisier ton corps est là, tu me le tends, c’est du printemps qui vient dans ma main. Et le recueil se clôt sur un « happy end » sans ironie, un appel à la tendresse et aux joies simples. Dans la lenteur retrouvée, un matin dans la forêt. Dans une vision de splendeur, un face à face entre le cerf et l’homme, nous nous parlons enfin...
L’univers créé dans Big Bang Europa ne laisse pas en repos. À qui y pénètre, à ses risques et périls, seront peut être donnés l’excitation, le désir de la lutte, de la confrontation, celui d’exercer la vigilance. De se prendre lui-même au jeu de cette bouche brutale, lyrique, noire, noire couleur noire. D’entrer dans l’arène pour y mener à la suite d’Antonio Rodriguez le dialogue, un combat pour la vie qui permettra, peut-être, de respirer poétiquement sur ce continent.
Laurence Verrey
D.R. Texte Laurence Verrey
pour Terres de femmes
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