Guillaume Decourt, Les Heures grecques,
Éditions LansKine, septembre 2015.
Lecture de Sanda Voïca
CINQUANTE DIZAINS POUR L’ÉTERNITÉ
Nouveau recueil de Guillaume Decourt. Nouvelle et même fraîcheur dans la saisie profonde de son être et du nôtre. Corps se traversant et traversant le monde. Dédicataire – Frédéric Musso – et exergues d’Odysseus Elytis et de René Char. Ce sont des pans de sa vie, pour ne pas dire la vie entière de l’auteur, qui est là, autrement saisie, comme des bouts d’étoiles de givre sur une vitre, qui rendent compte de tout le givre, voire de toute l’eau glacée sur terre.
L’auteur : le poète, dont les audaces n’arrêtent pas de surprendre et de séduire. Cette fois-ci : 50 poèmes, 50 dizains dont la forme n’est pas aussi fixe qu’on s’y attendrait, car leur substance, faite des moments de sa vie passés en Grèce, est tout en mouvement. Jamais figé, le dizain, malgré les apparences et les prouesses techniques. Guillaume Decourt réussit, par des moyens qui lui sont si propres, à faire de chacun d'eux une immense vague, et du livre un grand fleuve ou la mer même. Le risque est donc grand d’être submergés, nous lecteurs, par les flots ! Démunis de barque ou de bateau, plongés dans la poésie de Guillaume Decourt, il faut savoir nager ou apprendre instantanément. Ou rester très longtemps en apnée, par moments – et ces moments (des vers époustouflants) ne sont pas rares. Vous voyez donc dans quel péril nous nous mettons en lisant pareil livre.
Je ne m’attarderai pas sur la forme fixe du dizain, que Guillaume Decourt adopte et dépasse, car il la charge de son propre souffle. Mais j’insisterai sur ce souffle même, qui fait coïncider ses mots avec les faits ou les moments de vie évoqués : vie de couple, ou dans la famille de sa Vassiliki, dans la capitale grecque et ses alentours, dans ses tavernes ou marchés, sur la côte et dans la mer ; la Grèce donc, celle des visites ou présences au gré de son amour grec. Vie intime et sociale, solitude et passions – amour et écriture – sont fixées, pour lui et pour nous, dans ces vers qui n’arrêtent pas de bouger devant nos yeux, linge (enfin) propre, ou voiles de bateaux proches et à la fois lointains (silhouettes à peine visibles, mais persistantes).
Pour revenir au souffle du livre : le poète fait même coïncider son corps avec notre corps, les limites entre le grand éloignement de l’écriture et le dedans intime ou extime du poète sont annihilées, et nous tombons dans une crevasse très profonde, mais du fond de laquelle nous pouvons lever le regard et voir le ciel, que nous ne prenions peut-être plus le temps de regarder. Ou du moins pas avec cette intensité.
Cette coïncidence des mots et des choses laisse malgré tout une grande place au mystère, à l’énigmatique. Plages de silence, de rêve – au-delà et à travers les vers. Court-circuit de chacune des vies anonymes et célèbres, y compris celle de l’auteur :
« La Grèce de Durrell ne vaut pas mieux
Que celle de Decourt soyons honnête »
Et aussi :
« La Grèce de Miller ne vaut pas mieux
Que celle de Decourt qui la pénètre
Au sens propre tout comme figuré […] »
500 nuances de silence.
Mais ce qui dépasse, même le silence, c’est le bonheur : celui que nous lisons et sentons de bout en bout du livre. Le bonheur (passé) de l’auteur n’est jamais passé et devient vite le nôtre. Notre bonheur donc, devant et à travers le sien.
Jamais de tristesse – même quand le réel en offre de bonnes occasions. Et surtout le rire : non pas la cocasserie – qui est quand même souvent sous-jacente –, mais le rire du non-souci, du dépassement de toute circonstance quotidienne, du paradis vécu et à portée de sa plume.
Livre d’amour – chacun des dizains étant ce roc d’ambre dans lequel le sentiment, voire sa mémoire, sera à jamais pris(e) :
« La maison blanche enserrée dans le roc
Est-elle soluble dans la mémoire ? »
Livre donc de mémoire ou de résistance à l’oubli de l’amour :
« Il est tard pour une mémoire neuve
Pauvre rustre tes souvenirs t’assèn-
Eront des coups pour toujours ils se meuvent
En toi comme ta résistance vaine »
De et pour l’amour d’une femme, notamment de Vassiliki :
« Je troque l’âme et tout son marcottage
Je m’ancre dur et renonce au mâtage »
Que « le soleil large comme un pied d’homme » revienne comme image et formule – avec la conscience du poète qu’« on y revient faute de dire mieux », car on le retrouve dans d’autres recueils –, c’est la quintessence même du sentiment amoureux. Si, chez Dante, l’amour fait bouger le soleil et les autres étoiles, c’est aussi le cas chez Guillaume Decourt, car tout en vivant dans le soleil (de l’amour, en y prenant même son pied !), il ne reste pas la tête dans les étoiles. Il vit sur terre, pas terre à terre, mais
« Préférant homme ou chose vivant à
L’aurige à l’ambroisie la Taverna
Aux vieilles pierres les bouzoukis
Des caves du quartier d’Exarchia »
Le questionnement sur le rapport à la langue ne lui est pas étranger : comme nous disions plus haut, « on y (à la formule « le soleil large comme un pied d’homme ») revient faute de dire mieux », mais aussi :
« Dans les halles du marché à la viande
[…]
Je songe à l’enseigne « Barbakio »
Semble être à l’origine de « barbaque »
Devons-nous au grec ancien notre argot ? »
Et :
« Il faudrait savoir parler de la joie
Même si ce n’est pas chose facile »
Et ne pas oublier cette constante des recueils de Guillaume Decourt, celle d’être truffés de mots rares, obligeant même les plus avisés à consulter les dictionnaires, donc à se rapporter à la quintessence d’une langue, à son mètre étalon géant, à son moteur même, qu’on réactive avec chaque consultation : agame, belluaire, rogomme, meltemi, jusant, begléri, etc.
La (fausse) paresse envers une langue étrangère, ici le grec, est compensée par l’étude de la langue de l’écriture – par la poésie donc ! –, dans la continuité même de Rimbaud, celui qui a écrit : « J'ai fait la magique étude / Du Bonheur, que nul n'élude. »
Voilà donc la propre étude du bonheur que Guillaume Decourt nous livre ici :
« À l’ombre du platane on extravague
Dans l’inépuisable on parle de crise
D’agneau de panégyries on incise
Le temps nous entendons le bruit des vagues
Que le meltemi roule en contrebas ».
Sa bonne paresse épouse celle de Vassiliki, ou Vicky, ou Vasso, ou Vassoula : il ne s’agit aucunement de renoncement. Pas de manque d’ambition (littéraire) chez l’auteur. Au contraire, la forme décadente du dizain ne doit pas être vue et prise comme un « endormissement » ou une mollesse. Il ne s’agit que de joie, à la fois tranquille et explosive. Mais que le lecteur ne s’alarme pas, ce recueil est loin de l’épouvante, il enchante :
« Je paresse également beaucoup trop
Dans cette Grèce où je n’existe pas
Où j’aime et je vis presque malgré moi »
Le paradis est la demeure du poète, faite de soleil et de mer – son eau essayée à la nage, donc éprouvée par le corps même, et dans ses vagues ou dans ses profondeurs nous nous jetons nous aussi, lecteurs, toujours heureux :
« Aujourd’hui je suis heureux j’ai nagé
Mon kilomètre et demi quotidien
[…]
[…] j’ai fumé quelques cigarettes
Harponné le soleil en sa demeure »
Humour, sagesse, joie – tout est compris dans la science de l’art poétique de Guillaume Decourt. Nous voilà charmés par ce recueil, qui donne du lustre à la jouissance, sur fond de paysage grec. Et le reste est silence.
Sanda Voïca
D.R. Texte Sanda Voïca
pour Terres de femmes
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