Catherine Weinzaepflen, Avec Ingeborg,
éditions Des femmes-Antoinette Fouque, 2015.
Lecture d’Angèle Paoli
RENDRE LE MONDE À SON AMPLEUR
Duo de femmes. Cheminement de l’une vers l’autre. De l’une aux côtés de l’autre. Avec pour traits d’union privilégiés la langue allemande et l’écriture. Mais bien au-delà encore. « D’où vient cette émotion dès qu’il s’agit de Bachmann ? » Ainsi s’interroge Catherine Weinzaepflen. « Ingeborg ma sœur ».
D’une naissance à l’autre, vingt années séparent les deux femmes. Ingeborg Bachmann et Catherine Weinzaepflen. Vingt années suffisent pourtant à les rapprocher. La plus jeune, en effet, se sent en très grande affinité de pensée et de cœur avec son aînée. C’est sans doute le lien invisible de parenté qu’elle retrouve sur une photo de famille (sa mère et sa sœur jumelle) qui nourrit en Catherine Weinzaepflen ce sentiment émouvant de sororité. « Ingeborg en sœur d’écriture pourrait être une réponse aux jumelles. »
On n’écrit jamais seul(e). « On écrit avec les autres », confie Catherine Weinzaepflen dans un entretien donné en 2013 à Liliane Giraudon sur Poezibao. Dans ce dernier ouvrage, Avec Ingeborg, ouvrage inclassable puisque d’un genre hybride où alternent prose et poésie, Catherine Weinzaepflen écrit « AVEC Ingeborg ». Elle est accompagnée de sa présence ; elle vit avec ses œuvres, dont elle interroge sens et forme, jusque dans le choix de l’alternance prose/poésie ; elle voyage en sa compagnie dans l’espace et dans le temps. Après s’être libérée des inhibitions et des obstacles qui l’oppressaient, après s’être nourrie en profondeur de l’histoire d’Ingeborg Bachmann, la Strasbourgeoise se lance dans l’écriture de ce texte. Avec Ingeborg. Imprégnée de l’œuvre poétique de l’Autrichienne, Catherine Weinzaepflen s’attache à traduire en français nombre de ses poèmes. Fidèle en cela à la pensée de Bachmann pour qui le travail de/sur la langue est toujours recherche d’une « autre langue capable d’exprimer la conscience et l’expérience de la porosité du même à l’autre, à tout autre, homme, arbre, animal »* ; et, mêlant sa propre voix à celle d’Ingeborg, elle s’autorise un jour à écrire à sa suite, en écho avec elle, en symbiose avec elle. Jusque dans les engagements politiques qui lui font dénoncer les « violences d’État ». « Toutes les violences sont issues de ceux qui nous gouvernent », écrit Catherine Weinzaepflen. En amont et comme en écho, cette réflexion d’Ingeborg Bachmann concernant la catastrophe naturelle survenue à Salerno en octobre 1954 en raison de pluies diluviennes : « La sombre coïncidence d’un jour de fête et d’un jour funeste soulève un problème qui est aussi politique : celui de la colonisation interne et externe de l’Italie. Le Mezzogiorno est demeuré jusqu’à aujourd’hui le point névralgique du pays… »**
Ainsi, leur histoire se croise-t-elle à travers une sensibilité proche. Cette histoire est celle d’une rencontre à travers une langue commune, l’allemand, porteuse du même poids (ambivalences et contradictions). Fardeau dont il faudra, pour la poète autrichienne, se défaire de la pesanteur afin que puisse advenir une langue autre. Langue longtemps marquée, pour Catherine Weinzaepflen, du sceau de l’interdit :
« En 2006 je parlais anglais à Berlin, l’allemand coincé au fond de ma gorge. Idem en 2007. En 2010 je parle allemand à Berlin. »
Une fois franchies et dépassées les barrières, Catherine Weinzaepflen se met sur les « traces » d’Ingeborg Bachmann. Elle remonte le temps. Le sien et celui d’Ingeborg. Jusqu’aux « années de jeunesse », « véritable capital », selon les mots d’Ingeborg, et jusqu’aux terres de l’enfance qui se rejoignent, annonciatrices de désordres à venir :
« en Europe la terre est noire
imprégnée des cendres
de ceux qui y furent exterminés
en Afrique la terre est rouge
et la langue dévoyée
en hurlements coloniaux… ».
Poèmes et proses sont émaillés de références à l’œuvre d’Ingeborg Bachmann. Citations extraites de journaux et traduites par Catherine Weinzaepflen ; extraits de lettre ; expressions tirées de Trois sentiers vers le lac (traduction de Hélène Belletto, Le Sorbier, 1982) ; allusion à Malina, unique roman de Bachmann qui est aussi « le livre que j’aurais voulu écrire », aveu de la poète strasbourgeoise ; les vers empruntés aux poèmes figurant pour la plupart dans l’anthologie poétique Toute personne qui tombe a des ailes (poèmes 1942-1967), dans une traduction de Françoise Rétif, édition récemment publiée dans la collection Poésie/Gallimard. Souvent, le texte d’Ingeborg Bachmann sert de point d’appui ou d’accroche au poème de Catherine Weinzaepflen. Souvent Catherine Weinzaepflen complète les vers de son aînée en fonction de sa propre interprétation. Ainsi du poème « "je" parle d’autres langues » :
« entre les squelettes de glace je cherchais mon chemin,
arrivai chez moi, m’entourai de lierre
bras et jambes » […] ***
"aujourd’hui
« il faut passer d’une lumière
à l’autre, d’un pays
à l’autre sous l’arc-en-ciel »
d’un pays à l’autre
de langues variées".
Dates et noms permettent de suivre les événements marquants de la vie d’Ingeborg. Mais Catherine Weinzaepflen fait des choix. Elle va à ce qui lui parle. Elle prélève les vers qui lui importent. Elle évite ainsi l’écueil du récit biographique qui n’est pas son propos. Elle voyage à travers une œuvre et entraîne le lecteur à sa suite. Elle l’invite dans le même temps à mêler les lectures. Choix de poèmes de Paul Celan « réunis par l’auteur », dans la traduction de Jean-Pierre Lefebvre (éditions Gallimard, 1998). Ou encore les Lettres à Felician, ouvrage publié en 2006 par Actes Sud (traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat). L’écriture de Catherine Weinzaepflen éveille la curiosité. Elle est incitation à lire ou à relire les poèmes qui lui ont inspiré ses propres textes. En cela aussi, semble-t-il, CW est proche d’Ingeborg Bachmann pour qui la poésie est ouverture vers l’autre. Toujours davantage.
Ainsi, le texte intitulé « Vienne », qui s’ouvre sur la jeunesse de la Strasbourgeoise, mêle-t-il des détails biographiques de la vie d’Ingeborg :
« J’ai seize ans. Je suis blonde, en robe, sur la photo… Nous sommes en janvier, la neige blanchit les toits de la capitale autrichienne. Ingeborg Bachmann est en résidence d’écrivain à Berlin. En agonie subventionnée (c’est elle qui dit cela). Elle a quitté Vienne depuis dix ans. Je suis sur ses traces. »
1962. Catherine Weinzaepflen a seize ans. Cette année-là, au mois de juin, Ingeborg Bachmann se rend à New York. Et, tandis qu’elle fait la rencontre d’Hannah Arendt, Max Frisch poursuit seul sa vie dans leur appartement romain. Six mois plus tard, la rupture d’Ingeborg avec l’auteur de Stiller vaudra à la poète un séjour à l’hôpital de Zurich :
« Dépression, tentative de suicide. Plus tard c’est le voyage en Égypte, pays "où le rire m’est revenu", dira Bachmann. Elle aime le désert. »
Et Catherine Weinzaepflen de poursuivre et d’interroger dans « Désert » :
« Comment est-il possible (ici les livres en témoignent) que deux êtres qui se rencontrent sur tant de points communs puissent, lorsque leur histoire d’amour s’achève, se haïr avec une telle férocité ? ».
Longtemps avant Max Frisch, il y eut Paul Celan.
« Le 16 mai 1948, Ingeborg Bachmann rencontre Paul Celan. Elle a vingt-deux ans, elle est éblouie par lui. Elle aime sa voix, son visage triste, sa démarche »… Elle « aime les poèmes de Celan. Elle sait que cet homme lui prend tout, elle veut tout lui donner. » Paul Celan quitte l’Autriche pour Paris. De cette séparation naît leur correspondance dont témoigne ce texte de Catherine Weinzaepflen, « entre Vienne et Paris » :
« nos lettres dans la faillite constante
celles que je ne t’envoie pas
celles auxquelles tu ne réponds pas
celles qu’il faut lire entre les lignes
celles dans lesquelles le mensonge
comme un virus
nous infecte… ».
Dans le texte en prose « de l’impossible », Catherine Weinzaepflen conclut de cette manière étrange :
« Tous deux effrayés par leur rencontre amoureuse y renoncent — elle, avec l’apparent courage de la sincérité, lui, sans rien dire. Des modalités d’échec qui portent les stigmates du féminin et du masculin. »
Deux vers du poème « en vérité » d’Ingeborg Bachmann permettent à Catherine Weinzaepflen de faire la jonction avec le poème « Corona » de Paul Celan. C’est l’occasion pour la poète strasbourgeoise de s’interroger sur le mot « corona » et de procéder — sur Google — à une recherche sur les différentes occurrences et définitions de ce mot d’origine latine. Recherche qui la conduit au poème éponyme de Paul Celan mais qui ne nous apporte toutefois aucun éclaircissement sur le lien qui existe très probablement entre ce poème, issu de Pavot et mémoire (1952), et Ingeborg Bachmann qui en est sans doute l’inspiratrice :
« Mon œil descend vers le sexe de l’aimée :
nous nous regardons,
nous nous disons de l’obscur,
nous nous aimons comme pavot et mémoire
nous dormons comme un vin dans les coquillages,
comme la mer dans le rai de sang jailli de la lune. »
et le poème Wahrlich (« en vérité ») :
« Celui à qui un mot n’a jamais fait perdre sa langue,
[…]
il n’y a rien à faire pour l’aider. »****
Cependant cette recherche aboutit à un élargissement historique :
« Corona se dit Kronstadt en allemand
1921 répression à Kronstadt
c’est Trotski qui menait l’Armée rouge
je l’apprends aujourd’hui
en cherchant sur Google
le sens du mot Corona ».
La rencontre avec Paul Celan est décisive pour Ingeborg. Le dialogue poétique entre les deux poètes, bien que recelant des points majeurs de divergences, s’avère extrêmement fécond. Pour l’un comme pour l’autre. La nouvelle de la mort de Celan, « un jour de mai 1970 », met Ingeborg au bord du gouffre.
« Ingeborg s’arrête enfin et s’assoit le dos contre un arbre. Le ciel, au-delà du feuillage, est d’un bleu insolent. Comment pourrait-elle continuer alors que celui qu’elle aimait plus que quiconque s’est jeté dans la Seine ? L’idée de son corps attaqué par le fleuve noircit ciel, pelouses et arbres. Elle en perd connaissance, tombe d’épuisement sur l’une des pelouses de la Villa.
Plus tard, à la nuit tombée, petits pas d’infirme jusqu’à la station de taxis piazza di Spagna. Elle a 44 ans, il lui reste trois ans à vivre. »
Tout imprégnée de l’histoire d’Ingeborg Bachmann, Catherine Weinzaepflen poursuit sa route. Elle voyage. Berlin à nouveau. Elle déambule dans cette ville qu’elle aime « passionnément ». Elle croise d’étranges créatures de la nuit, des femmes au « dos osseux tatoué d’un I’m yours en lettres gothiques. » Et la poète d’ajouter : « C’est dans les bars qu’Ingeborg a dû les rencontrer. Les aimer avec cet appétit de l’autre qui était le sien. »
Cet appétit de l’autre, Catherine Weinzaepflen semble l’éprouver aussi. Elle cherche désespérément à le vivre dans un monde livré à un individualisme forcené. Ainsi la poète fustige-t-elle le « moi je » qui règne en maître :
« En 1959, Ingeborg revendiquait
un "je sans garantie"
en 2011 en France
chacun pour soi. »
La poète strasbourgeoise englobe dans sa réflexion les horreurs perpétrées par notre siècle. En témoignent les derniers textes de l’ouvrage qui évoquent les tragédies d’aujourd’hui et leur lot de parias.
« …les maisons calcinées hurlant au ciel
et je m’installe avec les parias » *****
Reliant le présent au passé, Catherine Weinzaepflen implore la poète autrichienne :
« Ingeborg ma sœur
écoute rugir les parias
les pauvres en guenilles
couverts de la poussière du désert
pieds nus
te souviens-tu d’eux ? »
« Le voyage est fini », écrit Ingeborg dans « Le monde est vaste et nombreux sont les chemins ». Le voyage de Catherine Weinzaepflen prend fin à Berlin. Le livre se ferme sur l’énigme d’une « histoire d’amour ratée », dont témoigne, à travers le filtre des lectures, la correspondance entre Ingeborg Bachmann et Paul Celan. Lecture qui persiste à graver son mystère pénétrant dans la solitude pensive de Catherine Weinzaepflen :
« je suis échouée
sur les rives du lac
sans compréhension ».
Au-delà de l’incompréhensible demeure l’infini tissage des textes, des lectures et des rencontres qu’ils engendrent. De cet entrecroisement de voix qui se cherchent et se répondent d’une langue l’autre naît « l’ampleur du monde ».
« Derrière le monde il y aura un arbre,
aux feuilles de nuages
et à la cime d’azur […]
Derrière le monde il y aura un arbre,
à sa cime un fruit
dans une peau en or.
[...]****** ».
À chacun de découvrir ce qui se cache « derrière le monde ». Pour Catherine Weinzaepflen, une part de la révélation passe par Ingeborg Bachmann. Elle trouve dans la fréquentation assidue de la poète autrichienne une personnalité à la hauteur de ses aspirations ; une complicité d’âme qui pousse à l’engagement et ouvre la voie au partage. Lui revient en mémoire un souvenir ancien de voyage et de femmes nomades, robes à petites fleurs ornées de lourdes broderies achetées, puis jetées.
« [C]omment ai-je pu ? » s’interroge-t-elle.
Puis vient la promesse que la poète se fait à elle-même :
« je ne jetterai plus
(voilà, c’est écrit)
d’œuvre d’art ».
Ainsi, à la suite d’Ingeborg Bachmann, Catherine Weinzaepflen s’attache-t-elle à lire le monde. Afin de le rendre à son ampleur.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
________
* Françoise Rétif, « Introduction », Toute personne qui tombe a des ailes, Poésie/Gallimard, 2015, page 26.
** Ingeborg Bachmann, Quel che ho visto e udito a Roma, Quodlibet, 2002, page 34. Préface de Giorgio Agamben. Traduction inédite d’Angèle Paoli.
*** Ingeborg Bachmann, « Curriculum Vitae », Invocation de la Grande Ourse (1956), Toute personne qui tombe a des ailes, op. cit., page 287. Traduction de Françoise Rétif.
**** « En vérité » (Wahrlich), in Toute personne qui tombe a des ailes, op. cit., page 427.
***** Extrait de « Abschied » in Ich Weiß keine bessere Welt, Piper verlag (Allemagne), page 85. Traduction de Catherine Weinzaepflen.
****** Extrait de « Le monde est vaste et nombreux sont les chemins... », Die Welt it weit und die..., in Toute personne qui tombe a des ailes, op. cit., page 117.
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Et ce livre m'a enchanté, de la première à la dernière page. Un livre un peu comme un miracle. Et une opération de sorcellerie.
En vous lisant ce matin je comprends mieux pourquoi.
Rédigé par : Tieri | 08 novembre 2015 à 08:51