Voix entre voix,
éditions L’Herbe qui tremble, 2015.
Peintures d’Anne Slacik.
Lecture d’Isabelle Lévesque
Mais non, la nuit ne tombe pas, les poèmes,
mieux que nous, pour nous, entretiennent le feu. Pierre Dhainaut
Dans le titre l’écho, un mot répond à un autre, identique ? Passé par les deux noms, le mot « entre » serait-il préposition, verbe ou simple caisse de résonance ? Trait d’union, ce mot charnière qui offre une expression où balance, à gauche et à droite de la préposition, chaque terme1. Pierre Dhainaut choisit avec soin ses titres : ce triptyque énonce une poétique ; ce faisant, l’allitération semble allonger le premier son consonne en tête de « voix », passé par le souffle. L’entendre comme dans les conques qui lui sont chères : avant d’être écrit, le poème requiert accueil, une écoute consentie que la conscience ne guide pas. Alors il se révèle. Ce livre, le troisième de Pierre Dhainaut aux éditions L’herbe qui tremble, laisse entrer les arbres d’Anne Slacik dans son tissu, écorce insinuée là où le souffle régulier impose son rythme. Présence tutélaire : « nous ne sommes jamais seuls en compagnie des arbres », écrit à la fin du livre le poète dans un texte de présentation de ces peintures. Les arbres d’Anne Slacik semblent faire corps avec le ciel. Liée au bleu en couverture, leur matière s’impose par la présence des feuilles. Le trajet de la couleur révèle l’arbre. La verticalité guide notre perception (notre ascension). Pour ce titre, trois mots, trois parties, celles du livre inspiré et construit. Pour les deux premières, « Échographies (I et II) », le même nom, la troisième diffère : « L’approche autrement dite ». Mais la seconde partie est différente des deux autres, puisqu’il s’agit de notes en prose. Dans le premier poème d’« Échographies I », trois noms : Les forêts, les falaises, le seuil… Le troisième unit les deux premiers : « Les forêts, les falaises, le seuil était le même […] ». Poète et lecteur « sur le seuil », en approche : nous voilà dans les limbes du livre (le second poème est intitulé « Préliminaires »), en attente. Quelque chose a cessé. « [L]es dons du vent, tu les as épuisés. » L’évocation d’un « visage » sera l’amorce pour retrouver « la passion d’acquiescer, de comprendre ». Les échographies ont-elles permis de suivre le développement prénatal de l’enfant ? Mais il n’en est rien dit. Un enfant est né. Il ne parle pas, mais il voit, entrevoit : « il fait plus, de ses yeux vifs, immenses, que voir, recevoir la lumière ». Nous pouvons l’observer et garder nos interrogations vaines. « Il parlerait, il nous dirait son origine ». Voici le premier seuil : l’origine, l’infini d’avant. Cette naissance ouvre à l’enfance miraculeuse dont le berceau associé à la lumière éveille les vers. Ainsi alternent le présent certain de l’accomplissement et le futur d’une certitude éprouvée à l’indicatif du prophète sans Dieu, pour un « visage ébloui » faisant taire les limites portées par les négations repoussées, excluant le lourd assaut de l’empêchement pour la confiance et la promesse. Naissance, l’enfant qui « n’a pas crié » fait d’abord craindre pour lui le deuxième seuil, celui de la mort. Il ne crie pas, ne parle pas. Mais un jour « il envoie / un signe de connivence » qui va redonner espoir. Un signe, moins qu’un mot, comme ces ultrasons qui permettaient de le voir avant même sa naissance. Quelques syllabes prononcées en désordre dénouent le jour de la nuit et, peu à peu, entrent dans le poème. Le poème suivant, « Résidence "Le Tiers Temps" », approche le deuxième seuil. Cheminement identique, « dans la neige » augurale et fragile. Personnes âgées dans la résidence qui les retient, leur conscience s’éveille au passage d’un enfant (sur les étagères, les photographies d’enfants l’annonçaient), la neige entre eux, ce trait d’union : « Ce n’est qu’au soleil des poèmes que les oiseaux sont la mémoire de nos traces, elles fondent, elles resplendissent. » Peuvent se rejoindre « fondre » et « fonder », leur homophonie à la troisième personne du pluriel unit le paradoxe apparent, disparaître en naissant. Les vers l’expriment, les syllabes du dernier long mot élargissant à l’accomplissement la promesse des oiseaux, sur le seuil d’une nuit sans fin. Pour ces pensionnaires dans des chambres « pareilles », qui, comme le nouveau-né, « se taisent », réagissent peu aux sollicitations, la nuit vient. « Que sont mi ami devenu / Que j’avoie si près tenu / Et tant amé ? », demandait Rutebeuf. « Je cuit li vent les m’a osté. » S’il s’agissait, dans la complainte du poète du XIIIe siècle, de trahison, il s’agit dans « À la mort de R.2 », du franchissement du second seuil. « En si grand nombre des amis sont partis, ils ont franchi ce que notre ignorance appelle un seuil. » Souvenirs du temps de partage, de saisons heureuses ou difficiles, de « l’effroi » et de l’« espérance » : « nous habitions la maison de l’écoute ». Nous entrons dans le souvenir des imparfaits éternels (« les vagues accouraient, se brisaient, / s’apaisaient, ressuscitant les arbres »). Ressac et le mouvement identique, flux/reflux, il n’en finit pas. Parallélismes, séquences doubles en un balancement « où se réconcilient, où se fécondent / les rêves, les regards, le langage ». La redite assoit un rythme nécessaire, « l’air ou l’arche », renforcé par les sons proches. Les amis partis interrogent sur le sens des paroles dernières : comment savoir qu’elles le seront ? Peuvent-elles devenir paroles de poème ? Devant l’ami mort, le poème manque. D’aucun secours, celui « où nous avons cru oublier la mort ». « L’écriture est d’ici. » L’écriture, oui, mais la parole ? C’est avril et le lilas, dans une couleur « blanche ou mauve », exhalant un parfum qui ouvre les perceptions et la parole pour « restaurer l’enfance où notre neige / comme un parfum annonçait son retour ». Les poèmes « devenus anonymes / […] refusent, jour et nuit, de dire adieu. » Pierre Dhainaut, comme il aime à le faire pour beaucoup de ses livres, accompagne les poèmes en vers de notes en prose, ici placées au cœur du livre : « Échographies II ». Est-ce le « entre » du titre, le trait d’union entre les deux « voix » ? Il s’agit d’un véritable Art poétique qui éclaire les poèmes sans jamais les commenter. Déclarations de principes, aphorismes ou apophtegmes. Prose qui affirme la supériorité du poème. Les textes en prose confirment ce que le poème a exprimé : « Le premier mot, si nous pouvions le dire, ce serait "oui". » Lien clair établi entre le poème et la note, l’acquiescement est le même et une fonction assignée, la transmission. Laisser la surprise guider l’écriture, ne pas emprunter les chemins fréquentés : « tu accueilleras l’imprévisible ». Le choix des mots importe cependant : « sont-ils exacts, sont-ils au bon endroit ? » Les ratures en témoignent qui, sur la page, portent trace de l’activité « loyale » d’écrire. Entre le souffle (le vent) et les mots, la connivence, pour écrire le poème et « [p]lutôt que la prose les vers », leur disposition aérienne amène à suspendre la lecture, à accroître l’attention portée aux mots. Ceux-là, si souvent « rebelles », sont donnés au poète qui reste « à l’écoute ». Son souffle est-il le sien ? Ou bien est-il traversé par le souffle des mots eux-mêmes qu’il doit écrire puis ordonner et vérifier ? « Nous aiderons les mots à respirer, nous qui respirons si mal. » Le poète ne contraint pas les mots, il les attend. Souvent ils viennent la nuit, quand le contrôle est le plus faible3. Au matin il écrit, sa patience est « parturiente ». Gloire aux poèmes du matin que la nuit délivre ! La troisième partie porte en intitulé « L’approche autrement dite. » C’est que les deux premières parties désignaient aussi l’approche, celle de l’origine et celle de la fin, les deux seuils. Première approche par des poèmes en vers (généralement de dix ou douze syllabes), la seconde par la prose, puis la troisième en neuf strophes (ou poèmes) de cinq vers courts, de deux à six syllabes. Le pronom le plus utilisé, « tu », peut s’adresser au poète comme au lecteur. Pas de noms propres dans le livre, des pronoms parfois incertains, le poème échappe à son auteur et devient anonyme, autonome. Il vit sa vie de poème. Ces quintils sont parfois de vrais préceptes : « Dès le seuil remercie : après ton départ la glycine refleurira, même en octobre. » Se condense, dans ces courts poèmes, tout ce que nous avons lu dans les deux premières parties. Pierre Dhainaut a dédié son livre à Jean Malrieu, « l’auteur de Possible imaginaire ». Dans ce dernier recueil, Jean Malrieu a intitulé « Approches de biais » et « Approches de face » deux sous-parties de la première partie (« Approches d’un village ») : exprimant ainsi la difficulté d’approcher l’inconnaissable. La parole lancée du poème tente de le dire comme les ultrasons de l’échographie peuvent montrer l’enfant à naître. Peur écartée, « les rameaux / sont allègres », le mot « neige » retrouvé, devenu sésame, accompagne de sa « légère […] empreinte » la voix. Il vit librement le mot dont les sonorités sur les lèvres amorcent le poème. C’est peut-être l’enfant qui dans le secret de son âge augural initie la première note retenue du texte, course du poème amorcée par ces mots que « l’oreille » accueille et « accompagne » vers le poème. Passant de « [f]lamme » à « lame », selon « l’écho » : Voix entre voix, « souffle entre les souffles », d’autres viennent. Le poète médiateur, depuis la « maison de l’écoute », offre son âme4 fidèle au passage des syllabes pour devenir, enfin et sans cesse, parole de neige, notre bien commun. Isabelle Lévesque D.R. Texte Isabelle Lévesque pour Terres de femmes (13 octobre 2015)
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