Stéphan Causse, À deux pas dans le silence,
éditions du Petit Pois, Collection Correspondances,
Béziers, 2015. Peintures de Bernard Jouanne.
Lecture d’Angèle Paoli
DANS UN REGARD À CONTRE-JOUR
Toujours les très beaux livres m’impressionnent, m’imposent un regard à distance, plein de respect. Ainsi du dernier recueil de Stéphan Causse, À deux pas dans le silence, aux poèmes accompagnés de peintures de Bernard Jouanne. Entrer alors en poésie sur la pointe des pieds et des mots, avec modestie et réserve, dans les empreintes du dialogue entrepris entre peintre et poète. Un dialogue feutré, tout en demi-teintes, publié aux éditions du Petit Pois, dans la collection Correspondances.
Le recueil se compose de deux volets : « à l’abri des regards » et « le temps qu’il faut ». Seule la seconde section comporte les peintures de Bernard Jouanne, dix-sept en tout, spécialement réalisées par l’artiste pour accompagner les poèmes de Stéphan Causse. Cependant l’univers poétique de Stéphan Causse semble augurer la venue des toiles – « liturgie rougissante », « archipels naufragés », « nuits lie de vin »… À quoi répondent plus avant, en résonance avec l’univers pictural de Bernard Jouanne, « une terre entre les nuages », « notre mémoire de sable », « un brasier de lune ». Un suspens où vient se nouer l’attente.
Dans la première section, le poète inscrit les paysages de ses poèmes dans un espace onirique où prédominent fenêtre, embrasures, passages, cils. Qui cardent lumières et couleurs, gestes et souvenirs, histoires. Tout semble filtré, « passé au tamis » et comme retenu dans le « presque » ; dans un entre-deux, « l’entre-deux du monde », qui jouxte « l’à peu près // du temps ». Jusqu’à la rencontre, retardée dans une attente. Suspens.
« tes yeux
rafraîchissent les lueurs
au confluent des méridiens
si jamais
une rencontre »
Présente de manière indirecte, dès le poème d’ouverture, la lumière donne naissance à la matière, paysages mentaux qui se cherchent dans le désir d’une presque complétude :
« de la lumière
monte la matière
continents sans patrie
résonances du devenir
qu’étirent les mortaises avides
qu’une presque clarté
retient »
Peu à peu, sous « la buée des nuages », au creux des rêves ou dans le tissé d’une « magie furtive », affleure une femme :
« nocturne d’elle
tu la déshabilles
au clair
de la couleur »
Quelque part, se noue aussi, dans les interstices laissés vacants, l’image de deux amants séparés par une cicatrice. Le travail du poète, qui joue sur les sons, allitérations en [s], glissements subtils de syllabes, proximité des homophonies, dit toute la sensibilité de l’oreille à la musique des mots. C’est là, dans la sinuosité dessinée par les mots et les sons, que se fraie le passage vers le sens.
Toutefois, chez le poète comme chez le peintre, l'entrevoir semble prédominer sur le voir. Ainsi, au détour d’un poème, des paysages marins surgissent-ils. Qui laissent apparaître, dans le roulement des [ R] ou dans le frisson des [f], des rives incertaines aux figures de naufrages et de phares. Rien n’est moins sûr, dans ces vers souvent brefs, que les rivages auxquels nous abordons. Dans la violence des contraires — « ferveur » / « effroi » ; « houle fauve » / « tourment » —, les formes se dérobent, repliées sur leur silence :
« l’écrin entrevu
restera sans dire »
Mais toujours se glisse d’un poème à l’autre une voix qui passe, murmurée et discrète, sans que s’impose le moindre visage. Voix sans nom qui égrène ses actes de présence en un semi-silence, écriture de l’effacement.
Il faut attendre le dernier poème de la première section pour que s’affirme un « je », dans l’affluence des allitérations en [v] : « ma vie au vitrail ». S’ouvre alors « le temps qu’il faut », partie du recueil rythmé par les très belles peintures de Bernard Jouanne.
Un « je » se précise dans le paysage, qui sinue entre « causse » et « aven », entre « vent » et « pierraille », entre verts pâles et mauves, gris cendrés, bruns rose et lavande, mais aussi dans le surgissement de tons fauves ocres et orangés, strates qui s’agencent par bandes et vagues, trouées de craie affleurements des sables, striures et éclisses, soleils fervents émergeant « entre les parois », pour dire « la préhistoire du pays » :
« ici
chaque mot fait événement
la terre et le ciel se frottent
comme l’espace et le temps
s’ouvrant sous nos pas »
et, pour le poète, affirmer sa volonté de présence en ces lieux :
« je suis les mots échappés
de toutes les manières
je suis le soleil et son ombre
un retour à la rêverie
pour ne pas oublier
d’être là »
Quelque chose dans le cheminement du poète se vit dans la lenteur. Lenteur à percer à l’orée des mondes. « La vie au vitrail » tamise la lumière filtre le temps et les émotions. Elle se vit dans le retrait et la presque retenue dans ces paysages de la discrétion. Tout ce qui se dit et se perçoit se tient à la marge, inscrit en des lointains d’où affleure la blessure. Lenteur, alors, du « temps qu’il faut » aux cicatrices pour se refermer ; « aux brumes ébréchées » pour s’éloigner et ainsi laisser « aux matières amoureuses / portées par le vent / marin la force d’advenir ». Et aux mots le temps de trouver leur place « là où tout commence / et finit ». « Mon visage dans l’ombre / de tes cuisses ». Dans un regard, à contre-jour.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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