Marie-Hélène Prouteau , La Petite Plage,
Autobiographie d’un lieu,
La Part Commune, Rennes, 2015.
Lecture d’Angèle Paoli
Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage
Ph. Première de couverture
DANS LA PART COMMUNE DES JOURS
Il y avait déjà, topique fidèle de ma mémoire, la petite barque. Îlot de bois et ventre protecteur qui rendent possibles les passages. Vient s’y ajouter aujourd’hui, hasard des mots, hasard des partages, La Petite Plage de Marie-Hélène Prouteau. Imagination proche de la mienne que celle de la poète bretonne, pour qui il s’agit, à travers la magie de ces petites proses — « vingt-six fragments reliés entre eux par un même fil » —, de donner à lire l’autobiographie d’un lieu. Ici, un « finistère portatif » miniature, ancré de longue date dans les fibres de la poète. Une « petite plage ». En trois mots. « Vagues, sable, rochers ».
Empruntant à Erri De Luca la phrase en exergue de son ouvrage — « Il s’agit de l’autobiographie d’un lieu et les personnes sont des figurants » —, Marie-Hélène Prouteau attribue (avec art et doigté) à sa « petite plage » le statut de personnage principal. Car c’est bien elle qui a façonné son enfance et qui, depuis ce temps lointain, habite la chair de la narratrice, « arrière-pays » qui lui est chevillé au corps. C’est bien à elle, à cette petite bande de sable bordée par la mer et les rochers, qu’elle doit tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle sent, tout ce dont elle vit et vibre. Tête membres pensées sentiments et peau. Rythmes et mouvements. Formes et signes. Rien de ce qui structure l’être humain n’est exclu. Tout prend corps avec le flux et le reflux des vagues effluves marins du ressac, sel et goémon, trous des roches cachettes coquillages et « longues laminaires ». Ainsi s’opère une fusion totale de l’une à l’autre. De « la petite plage » à elle, la narratrice, sa complice. À quoi vient s’ajouter pour moi la totale empathie d’une belle écriture.
« Nous avons tous un lieu familier dont il faut par moments ouvrir les volets […] Ce lieu familier, pour moi, c’est la petite plage », confie la narratrice dans le « Rire de la mer ».
Petite plage matricielle, chambre claire où se sont inscrites les images de l’enfance puis celles de l’adulte, elle est là qui veille, compagne des jours, inscrite à même la peau. Peau palimpseste qui diffuse les odeurs du goémon du sel du vent et des souvenirs.
Autour d’elle gravitent et se déclinent les silhouettes toujours vives de ceux qui, proches ou anonymes, sont venus à la rencontre de la « petite plage ». Paysans pêcheurs, goémonières et gamins, parents. Oncles estropiés ou tués à la guerre. « Grand-mère gigogne, entourée et pleine de toutes ces vies qu’elle recueille en elle ». Grand-mère conteuse des malheurs endurés, passeuse de mots et de savoirs, mémoire d’un temps révolu. Mais aussi, artistes peintres, sculpteurs et chanteurs, écrivains et poètes. Ainsi se glissent entre les pages les figurants, discrets présents-absents, aux abords de la maison des douanes, compositions en demi-teintes, piquetées de rose et de gris, couleurs des granites et des fleurs d’hortensias. Et les bleus. Ceux de la mer et du ciel ; ceux de la terre, « bleu des lins ». Certains d’entre ces voyageurs ont laissé leur nom. Émile Bernard — sa Madeleine au Bois d’amour — et Paul Gauguin ; Roland Doré, maitre-sculpteur du XVII e siècle, célèbre pour ses « grands enclos de Saint-Thégonnec et de Guimiliau ». Plus près de nous, Victor Segalen et François Cheng. Hokusai et La Grande Vague de Kanagawa ; d’autres encore. Yann Tiersen pour la musique inspirée, à Ouessant, par « la clameur assourdissante » de la mer et du vent. Jean Grémillon et son Remorques, naufrage d’un couple – Morgan/Gabin – et d’un bateau. Et même Nelson Mandela, pour l’ivresse de la liberté.
La « petite plage » a pour nom Kerfissien. Elle a sa petite maison, « présence humble, muette »… « Collée aux flancs de pierre, pelotonnée, tapie », gardienne de « ses secrets », de « ses mystères ». Kerfissien a aussi son peintre chinois. He Yifu. « Il a capté un paysage pur, sans personnages. »
À marée basse, les rochers se dénudent, trapus. « Pasteurs des sables » qui montent la garde du temps. Les drames de la vie profilent leurs masses sombres. Ceux intimes, liés à la guerre et à ses morts ; ceux des naufragés perdus en mer ; ceux des hommes luttant contre les marées noires. Ceux de milliers de migrants qui viennent s’échouer sur les plages de Méditerranée. Les drames d’hier fusionnent avec ceux d’aujourd’hui, funestes surimpressions de larmes et de deuil. Amoco Cadiz/Lampedusa. Des maux à confier aux poèmes ? Peut-être. Car « les poèmes sont des points de résistance. Il faut les porter haut et fort. »
Mais toujours, au plus noir des secousses qui innervent la terre et sacrifient ses hommes, revient la houle tendre de « la petite plage » tutélaire, sous le regard bienveillant de celle qui a tant appris d’elle. Tout appris. De la vie de la mort, du dialogue constant que l’une entretient avec l’autre, dans ce mouvement incessant de houle fondatrice. Tout ce qui a forgé en profondeur la sensibilité de la poète se trouve arrimé à ces « rochers magnifiques » qu’elle se prend à écouter, paroles chamaniques d’un oracle qui ne livre ses secrets qu’à ceux/celles qui se mettent à son écoute.
Ainsi, d’un rocher l’autre, d’autres déserts surgissent, Hoggar et Ténéré, images porteuses d’autres vents d’autres mémoires. D’autres héros. La narratrice s’interroge :
« Où suis-je ? Je ne serais pas étonnée de voir se lever une tempête de sable ou d’entendre le cri des hyènes des sables. »
Sensible aux mirages comme à la beauté simple des choses, elle s’apaise :
« Un jour, on est abreuvé par deux ou trois choses qui ouvrent une attente. Cela ressemble à la beauté », confie-t-elle dans « Désert magique ».
Attentive à ce qui l’entoure, aux signes de la nature comme aux langages des oiseaux, à la lumière des nuages, Marie-Hélène Prouteau se fond volontiers dans « l’âme des choses ».
« Je sais lire le piqué des mouettes dans le creux des vagues. L’éblouissement des menhirs. Les imprécations des déferlantes. Je sais accueillir ce répertoire de signes simples. Ce paysage, c’est de l’écriture. Il m’ouvre à la certitude chaude de la vie. »
Elle a beau s’éloigner de sa terre d’origine, « la petite plage » ne la quitte pas. Même à distance, elle continue de la bercer. Elle la structure et c’est toujours à elle qu’elle s’en remet ; toujours vers elle qu’elle revient, sans doute habitée pour toujours par le mouvement de la marée. Dans les moments de doute et de chagrins, au plus fort des incertitudes, elle rejoint sa « petite patrie ». C’est à sa « petite plage toujours différente et à jamais la même » qu’elle se confie. C’est en elle qu’elle puise sa confiance et sa force. C’est là, dans l’alternance de creux de pleins des dunes et des vagues, qu’elle retrouve, au-delà de l’éphémère, ce qui relie les êtres d’une génération à l’autre ; ce goût pour la liberté du vent et des nuages de la mer et des vagues. Et, au-delà du temps, ce qui est « la part commune » de chacun et de tous. « La part commune des jours. » Une ardeur invisible en faveur de l’humanité.
Dans « Le promenoir des songes », la poète livre au lecteur son désir :
« En confiant à ces rouleaux d’algues mon histoire de la petite plage, je voudrais faire comme elle me l’apprit. Recueillir ce qui multiplie et féconde l’existence. »
Accueillir/recueillir. Ces deux verbes reviennent en écho dans les pages de La Petite Plage. C’est sans doute dans ce double élan qui façonne la sensibilité de la poète que se trouve la clé de son écriture et de son talent. Une très belle écriture pour une plage minuscule perdue dans un « finistère portatif » que l’on aimerait faire sien à jamais. Et puis donner en partage.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU
Source
■ Marie-Hélène Prouteau
sur Terres de femmes ▼
→ Le cœur est une place forte (lecture d’AP)
→ L’Enfant des vagues (lecture d’AP)
→ Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud
→ Voir Pont-Aven (extrait de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible)
→ [Monde des limbes pris dans les houles] (extrait de La Vibration du monde)
→ La Ville aux maisons qui penchent (lecture d’AP)
■ Voir aussi ▼
→ (sur Terre à ciel) une lecture de La Petite Plage par Luce Guilbaud
→ (sur La Pierre et le Sel) une lecture de La Petite Plage par Pierre Kobel
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Marie-Hélène Prouteau
→ (sur le site de La Part Commune) la fiche de l’éditeur sur La Petite Plage
■ Chroniques et lectures (26) de Marie-Hélène Prouteau
sur Terres de femmes ▼
→ Chambre d’enfant gris tristesse
→ La croisière immobile
→ Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
→ Jean-Claude Caër, Alaska
→ Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
→ Marie-Josée Christien, Affolement du sang
→ Guénane, Atacama
→ Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
→ Denis Heudré, sèmes semés
→ Jacques Josse, Liscorno
→ Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
→ Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
→ Jean-François Mathé, Prendre et perdre
→ Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
→ Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
→ Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
→ Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
→ Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
→ Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
→ Dominique Sampiero, Chante-perce
→ Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
→ Ronny Someck, Le Piano ardent
→ Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
→ Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même
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