Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau,
Éditions Grasset, 2015.
Lecture d’Angèle Paoli
LA DOUBLE HÉLICE D’UNE ÉCRITURE PERSONNELLE ET ENGAGÉE
Sous-titré « roman », le dernier ouvrage de Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau, entraîne d’emblée le lecteur sur deux pistes peu compatibles au premier abord. Celle, scientifique, médicale et… abyssale, du cerveau — un continent mystérieux et quasi méconnu —, et celle du romanesque. Comment la romancière parvient-elle à articuler les deux mouvements de l’hélice ? Par l’écriture. Une écriture originale, contemporaine — rapide-précise-rigoureuse, sans vaines circonlocutions… —, qui, lorsqu’elle aborde le domaine des sciences et cerne les problématiques inhérentes à une pathologie, vise avant tout à l’efficacité. Derrière l’humour de certains propos se cachent des enjeux que seule une plume courageuse et déterminée peut se permettre de mettre au jour avec naturel. Une plume plus intime et plus tendre lorsque, dans les pages en italiques, s’insinue une narratrice qui, par le biais du « tu », nous confie certains épisodes de son séjour amoureux dans un « chalet » suisse, sis dans le village de Publier (ça ne s’invente pas !) sur les rives sud du lac Léman. Enchâssement de récits, modes d’écriture diversifiés, Laure Limongi explore et surprend. Mélange des tons, des genres, des propos. Explorations de domaines aussi éloignés, en apparence, que celui du musicien et mycologue John Cage — une vraie passion — qui conduit à s’interroger sur les circonstances de la mort de Bouddha — et celui du Mystère de l’homme de Florès. Ou encore celui du philologue John Marco Allegro, qui consacra toute sa vie aux manuscrits de Qumrân. Autant de digressions par « sauts et gambades » (il y en a d’autres) qui semblent éloigner du propos premier mais qui pourtant sans cesse l’y ramènent. « L’homme de Florès avait-il des migraines ? » « Quels liens le christianisme a-t-il entretenu avec les drogues hallucinogènes ? » « Quel rôle les champignons ont-ils joué dans les religions primitives ? »...
Ces digressions peuvent éventuellement déranger des lecteurs ayant gardé du romanesque une vision quelque peu passéiste et figée. Et de ce fait peu accoutumés à pareilles jongleries. Quoi qu’il en soit, l’ensemble de ce roman se lit d’une traite tant il est mené tambour battant, dans le foisonnement d’une érudition simple, et toujours passionnante et vivifiante. Et l’on se prend à sourire et même à vraiment rire des petites phrases choc qui surgissent à l’improviste :
Ainsi de cette hypothèse isolée sur la totalité de la page 18 :
« Jules César serait le plus ancien migraineux connu. »
À quoi répond sur la page en vis-à-vis cette assertion inattendue et malicieuse :
« La migraine n’empêche donc pas de conquérir la Gaule. »
Ou encore, quelques pages plus loin, cette remarque empruntée à Olivier Cadiot :
« "Anomalie des zones profondes du cerveau" », ça ferait un bon titre. »
Mon rire vient précisément de ce que, avant ma lecture, je pensais — in petto — tout le contraire, troublée que j’étais par l’apposition au titre du mot « roman », probablement préconisée par l’éditeur pour penser/classer ce récit inclassable et singulier.
Car c’est bien sur une « anomalie » singulière que le titre de l’ouvrage met l’accent. Pourtant, si le cerveau dont il est question dans ces pages est celui, bien spécifique, de Laure Limongi, l’anomalie dont souffre l’écrivain affecte, elle, de nombreux patients. Inspiré d’une expérience vécue (peut-on dire de ce roman qu’il est pour partie autofictionnel ?), le sujet abordé a une portée universelle et ne peut que susciter l’intérêt, de près ou de loin, de chacun d’entre nous. J’ai particulièrement admiré, au fil des pages, la faculté de la romancière à s’impliquer avec la plus grande méticulosité (énumérations des noms de maladie affublés du nom de leur découvreur, des différentes formes que la maladie peut prendre, soins et traitements préconisés) et une aisance quasi naturelle dans un domaine de savoir que je ne soupçonnais pas être le sien. Et qui l’est devenu par la force des choses. Celui d’une affection neurologique dont on parle peu (en dehors de la sphère médicale) : « l’algie vasculaire de la face », « forme aiguë de céphalée essentielle » qui soumet le patient à de telles souffrances qu’elles peuvent conduire à l’autolyse. La mort est en effet à l’œuvre sous la peau du visage, généralement dichotomisé, scindé en deux, par les attaques violentes de la « migraine rouge » dite aussi « migraine suicidaire ».
« Ça prend la mâchoire… » ; « C’est comme avoir un pic à glace enfoncé derrière l’œil ». « C’est comme si quelqu’un était en train de courir dans ma tête, furieusement ». Ainsi témoignent les différentes voix auxquelles la romancière cède la parole dans l’incipit de son livre. Voix auxquelles répond une autre, ailleurs, peut-être la sienne :
« Puis une aiguille s’invite dans l’œil gauche, s’enfonçant avec de plus en plus d’acharnement. Elle appelle du renfort. Ce sont à présent des couteaux et ça irradie les os du crâne, les sinus, les racines dentaires… »
Invisible de l’extérieur, mises à part les cernes qui surgissent au lendemain de nuits blanches, l’affection est trompeuse. Elle déclenche chez les autres scepticisme et incompréhension, voire une certaine forme d’ironie, notamment des proches qui, ne discernant rien de spectaculaire ni de flagrant sur le visage de la plaignante/patiente, imaginent une affabulation de sa part. Et se répandent à loisir en conseils, préconisations et supputations, tous aussi déplacés les uns que les autres. Et de qui rions-nous au juste, si ce n’est de nous-mêmes ?
Au final, en parler est décourageant. Expliquer, une perte de temps. « Avec les autres, c’est le malentendu permanent ». Que faire alors, lorsqu’on a tout essayé, y compris passé en revue de plus déshérités que soi ? Lorsqu’on a fini de scander, sur le déroulé des tragédies du monde, le leitmotiv « Tu n’es pas à plaindre » ? Lorsqu’on a examiné, à chaque nouvelle poussée de l’algie vasculaire, les différents modes de suicide, pas plus tôt envisagés qu’aussitôt repoussés :
« Passant près d’un tram, on songe qu’il ne va pas assez vite pour constituer un expédient correct. Souvenir de cet appartement au sixième étage du boulevard Barbès. On ne voulait pas finir la tête incrustée à un récipient de fortune servant à cuire le maïs. Combien faut-il d’injections d’Imiject, le médicament utilisé pour lutter contre les douleurs de l’algie vasculaire de la face, pour que le cœur lâche ?... »
Que faire sinon écrire ? Écrire pour mettre la maladie à bonne distance de soi, pour la regarder en face, l’apprivoiser la connaître la circonscrire. Écrire pour en déjouer les pièges. Écrire pour témoigner. Écrire pour dénoncer. Notamment les errances de procédures et d’« embûches administratives diverses », proprement labyrinthiques ; les procès en cas d’usage illicite de stupéfiants par les malades : cannabis ou autres substances frappées d’interdit en France alors que des milliers de personnes pourraient espérer trouver une thérapie non seulement antalgique, mais curative, si seulement certaines de ces substances bénéficiaient d’une « autorisation de mise sur le marché », comme c’est le cas dans bien d’autres pays d’Europe.
Ainsi peut-on lire au sujet du cannabis :
« Plusieurs études sont en cours et elles semblent positives. Le cannabis est pour l’instant toujours interdit en France, même dans ce contexte, et inscrit sur la liste des stupéfiants malgré les nombreuses études internationales prouvant son efficacité dans de multiples indications : douleurs neurologiques dans le cadre de la sclérose en plaques, stimulation de l’appétit chez les patients atteints du sida, prévention des nausées et vomissements chez des personnes touchées par un cancer, mais aussi spasmes et crampes musculaires, glaucome, épilepsie. »
Écrire pour alerter. Écrire pour résister et pour se battre. Écrire pour continuer à vivre. Et pour cela, privilégier la forme brève du fragment, plus efficiente que de longs discours. Et pour détendre l’atmosphère, choisir la liste qui, imprévue, incongrue, divertit. Héritage de la littérature américaine tout autant que de Prévert, la liste fait aussi partie des modes d’écriture favoris de la romancière. C’est ainsi que l’on trouve, à quelques pages d’intervalle, la liste des « vingt-sept lieux à voir avant de mourir – d’après Internet, 2015 » et les « vingt-sept choses à savoir avant de mourir », toujours « d’après Internet 2015 ». On est proche du nonsense et l’on rit. Jaune parfois, avec des frissons dans le dos pour ce qui concerne la dernière chose à savoir avant de mourir :
« En moyenne, douze nouveau-nés sont donnés tous les jours à des parents qui ne sont pas les leurs. »
Parmi ces listes, la liste très éclectique des livres abandonnés par les vacanciers dans la bibliothèque du chalet suisse. Et le lecteur de se surprendre à cocher : « Tiens, celui-ci je l’ai lu, celui-là, non, je ne le connais même pas de nom ». Et de se mettre à compter. « Plus de non lus que de lus ! Bah, il y en a tellement d’autres que j’ai lus et qui ne figurent pas dans la bibliothèque ! » Ainsi le lecteur se rassure-t-il, lui qui avait aussi enseveli dans sa mémoire tous les noms des grands migraineux que la littérature compte dans ses rangs. Laure Limongi en profite pour exhumer (pour notre infini plaisir) quelques extraits choisis très éloquents des vilaines variantes qu’a prises la migraine depuis Jules César. Où l’on retrouve Alfred de Vigny, George Sand, Gustave Flaubert, André Gide, Guy de Maupassant, Franz Kafka, Lewis Carroll, Samuel Beckett. Et aussi Roland Barthes qui, dans son petit Roland Barthes par Roland Barthes, écrit : « Mon corps ne m’existe à moi-même que sous deux formes courantes : la migraine et la sensualité. »… « La migraine » pourrait-elle être « une perversion » ? Et l’auteur du Plaisir du texte de s’interroger sur les liens secrets entre ces « états inouïs » et les rapports que lui-même entretient avec l’un de ces états et avec l’autre. « Je serais donc dans un rapport malheureux/amoureux avec mon travail ? Une manière de me diviser, de désirer mon travail et d’en avoir peur tout à la fois ?... »
Notre regard sur la perversion ayant évolué depuis Roland Barthes, et le champ sémiologique et thérapeutique de la migraine ayant été depuis lors exploré plus avant, il est peu probable que Laure Limongi ait envisagé d’établir un semblable rapport d’accointance entre ses algies de la face et son écriture. Son projet se trouve ailleurs. Dans la double hélice d’une écriture personnelle et engagée. Un projet qu’elle conduit avec brio. Le « plaisir du texte » en prime ! Merci Laure Limongi !
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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