Chroniques de femmes - EDITO
Ph. D.R. Olivier Roller Source DES « PAROLES PLUS PRÉCIEUSES QUE L’OR » « Partir, partir d’ici, encore et toujours ». Un jour Nimrod est parti. Il est parti, se conformant en cela aux propos de Franz Kafka, cité par l’écrivain tchadien en hors-texte de L’Or des rivières (Actes Sud, 2010), sur la toute dernière page de l’ouvrage, juste après l’excipit : « — Je n’en sais rien, répondis-je, je pars, je pars d’ici, c’est tout. Partir d’ici, encore et toujours, c’est pour moi le seul moyen d’atteindre mon but. » Il est donc parti. Il a quitté son Tchad natal. Il a quitté ses demeures de pisé et les rives abondantes du Chari. Il est parti à plusieurs reprises, puis, un jour, il est revenu chez les siens. Il est revenu pour feuilleter à nouveau « l’étendue aqueuse du fleuve » en même temps que les souvenirs liés à jamais à la mémoire absente du père, cet « homme abstrait » qui a laissé en héritage au jeune homme son amour du livre et de la chose écrite. Il est revenu pour retrouver sa mère, « sa déesse d’Ifé », à qui il voue un amour sans limites. Pour se rendre, conformément au désir de la veuve, sur la tombe lointaine du père, enseveli aux confins du Soudan, et poser une stèle à la mémoire du défunt, assassiné par les révolutionnaires du désert. Il a voyagé vers d’autres cieux, emportant avec lui les trésors de son enfance. Ses jeux, son passé de légende, ses amis, ses premières amours. Il s’est exilé de sa mère, parce qu’elle lui a appris la liberté. Le plus précieux des cadeaux. Mais toujours survient vers le soir la voix de celle qui a inventé pour lui son pays afin de lui donner sa voix. « Le soir, mes pas me portent vers la maison de ma mère. Je prononce ce mot avec révérence. Il appartient au registre du sacré ou à l’effusion toute personnelle du poète qui, à défaut d’avoir fait fortune, a trouvé dans la métaphore une richesse capable de supplanter, ne serait-ce que pour un quart d’heure, une opulence que rien ni personne ne saurait lui ravir. » Et, quelques pages plus loin, toujours imprégné du même rituel, Nimrod écrit : « Quand le crépuscule s’annonce, je rends visite à ma mère. C’est tout ce que l’exilé que je suis peut accomplir au cours de ses brefs séjours […]. Je veux être seul avec ma mère, seul avec le crépuscule. J’ai rendez-vous avec deux sortes de sacré : ma mère, les vêpres. » (in « Les rêves de ma mère », L’Or des rivières) Ainsi Nimrod a-t-il quitté un jour la terre des origines, pour aller vivre ailleurs. Un ailleurs de terres brumeuses où, semblablement aux rives du Chari, les eaux du ciel se fondent aux eaux de la terre dans le tremblé toujours renouvelé de la lumière. Or, à la fascination qu’exercent sur lui ces terres imbibées d’eau vient s’ajouter le trouble suscité par la découverte des maisons de torchis, si caractéristiques de sa terre d’accueil, la Picardie : « Cette identité d’argile qui me bouleversait tant, le mur sablé que mes craies de couleur rayaient à la moindre tentative de dessin étaient donc la mère universelle des hommes. » Cette découverte suffit à apaiser un temps la nostalgie des murs d’enfance, dont on retrouve trace dans certains poèmes de Babel, Babylone (Obsidiane, 2010). Ainsi du poème 8 de la section II des « Murs » : « Qui me redonnera l’odeur de la maison d’enfance Ses murs maculés de mes peintures naïves Cette feinte fraîcheur cette réelle présence Quand la pénombre devient une amie de haut lignage » Si le mur a autant d’importance dans la vie de Nimrod, c’est qu’il a à voir avec le ciel et, partant, avec la mère. Et avec ses maisons. « Le ciel me bat froid, le ciel mon amadou. En lui se tient la maison de ma mère, toute verticale, comme des larmes en suspens, comme le suspens lui-même pris à son jeu. Un jeu grandiose et fatal. J’y séjourne, et c’est peu dire qu’il convient à mon instinct de fuite. » (Babel, Babylone, 13) Mais le mur est aussi cette page où s’inscrit la vie des anciens, une page ouverte pour dire la vieillesse qui vient, pour accueillir le passage des saisons et du temps, et renouer les liens qui unissent les hommes aux dieux absents. Le poète est là, nouvel aède qui, intercédant par ses mots, établit une continuité sans rupture entre les hommes d’Afrique et ceux de Grèce : « J’inaugure le discours nouveau, d’Homère à Ogotemmêli, du vide divin à la plénitude qui chambre les termitières. » Depuis qu’il est parti, depuis qu’il a laissé derrière lui sa terre d’Afrique, il revient avec des livres. Des essais — Tombeau de Léopold Sédar Senghor — ; des romans — Le Bal des princes ; Rosa Parks — ; des recueils de poèmes — Pierre, poussière ; Passage à l’infini ; Babel, Babylone — ; un recueil de récits : L’Or des rivières. Autant de passerelles lancées au-dessus du Chari entre l’Afrique et l’Europe. N’est-ce pas en cela que Nimrod a atteint son but ? Partir pour revenir. Exil là-bas. Exil ici. Et accepter de n’être plus ni tout à fait d’ici ni tout à fait d’ailleurs. Accepter de chaque retour qu’il soit marqué par d’autres incertitudes, d’autres errances, d’autres déceptions. « À celui qui revient, le milieu réserve bien des surprises. D’abord, il y a l’évidence : la lumière crue rend abrupt l’horizon ; l’azur paraît bétonné… », lit-on dans l’incipit du récit « Que sont mes amis devenus ? » (L’Or des rivières) Ainsi de la petite ville natale de Chagoua, que l’enfant aimait tant, et qui ne lui inspire désormais que révolte. Devenue « ville poubelle », la « nouvelle Babel » est désormais vouée à la laideur. « La laideur est notre pain quotidien, la laideur est du plastique noir, tapis de corbeaux, cortège de corneilles, carcasses de freux sur l’éternité des jours. » Habité par le désespoir, le poète consacre à sa ville natale, dans Babel, Babylone, un long poème intitulé « Peine capitale », écho de « l’étranger capital » de L’Or des rivières. Martelé par l’anaphore (« Désespérément elle se traîne ») et par ses variantes (« Désespérément je me traîne »), le poème alterne entre poésie — jusqu’au lyrisme incantatoire : « Ô multitude océane ! Qui nous dénombrera ? » — et prose (le prosimètre peut-être ?) ; entre présent, passé et parfois futur. « Autrefois, le soir, on était à l’abri dans un foyer blagueur. Aujourd’hui, passé sept heures, on ne peut plus rêver d’abri : l’hospitalité a déserté les demeures en mode majeur. » Et plus loin : « Je dirai un jour prochain la haute magie des maisons de terre Je dirai leur climat Je dirai leur douceur de rosée Je dirai la grande rosace Et sa fraîcheur termitière Je dirai la région divine en elles… » À chaque retour, la mère est là, qu’il faut redécouvrir et réapprivoiser, qui met le jeune adulte face à la souffrance qu’il a engendrée en elle de le voir s’éloigner à jamais. Pêle-mêle, la vieille femme au visage creusé des scarifications de sa race – « de style baguirmien » – lui reproche sa différence, ses départs, son épouse française qu’elle ne connaîtra pas, son absence au moment de la mort du père. Pasteur luthérien, Daniel est toujours plongé dans la Bible et ne rapporte de ses missions qu’un poisson et son livre de messe. Daniel, ce sont les virées sur le Chari, les heures passées à dériver sur le fleuve parmi les roseaux. Silence et nature. Lumière jouant sur les flots. « Mon père rêve, sa main au bout du filet qui dérive comme une jauge. » C’est de son père que l’enfant tient son prénom biblique de Nimrod. Ainsi s’inscrit-il dans la lignée des patriarches. Petit-fils de Noé et fils de Cham, « grand chasseur devant l’Éternel », Nimrod est lui-même fondateur de la tribu des Chamites et le fondateur de Babylone. Pour autant, la Babylone qu’évoque Nimrod est loin d’être une ville idyllique : « Sur les portes de Babel, j’ai gravé ma faim. Le poème Est un enfant qui rêve ; c’est la grâce nourrie au lait. Il est ville en Babel, Babel en ville. J’entends siffler Les balles au-dessus de mes oreilles […] Ville vouée aux fantômes, ville vouée à l’aplomb du temps ; Ville dévouée aux chiens, un sanglot pourfend mon âme. » Et la poésie ? Elle irrigue d’un même esprit et d’un même élan les récits de L’Or des rivières et les poèmes de Babel, Babylone. Omniprésente, elle est consubstantielle au poète Nimrod. C’est en elle sans doute que puise la petite phrase que Nimrod a retenue de son père : « Jette ici tes filets ». Le poète a jeté ses filets loin des maisons de sa mère ; loin du cimetière où est enseveli son père. Il a gardé de lui son attachement pour l’exil et son goût pour les mots, transmués en poésie. « Et il me dit, le père limpide : “Jette-là tes filets !” L’onde s’irise, l’eau s’étoile, et mon père, levant les bras, multiplie le pain. Ce fut le bonheur au siècle dernier. » De ce bonheur, le poète a gardé la nostalgie. « Ma nostalgie remonte à mon enfance : elle a la couleur de ma peau, elle est ma peau. » C’est sans doute dans ce « lointain intérieur », qui participe de la lenteur du fleuve et de son silence, que le poète s’immerge pour faire surgir une poésie qui surprend par l’immensité de sa sagesse et par son envoûtante originalité. « C’est l’énigme du livre qui s’illustre, c’est la présence à soi des mondes en nous pareils aux châteaux, semblables aux poèmes. Je les aime comme on aime les sources. J’y vais boire des paroles plus précieuses que l’or. » C’est dans ces « paroles plus précieuses que l’or » que Nimrod a jeté ses filets. Pour le plus grand bonheur des lecteurs pêcheurs de perles. Pour mon bonheur. Angèle Paoli D.R. Texte Angèle Paoli |
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