Collection Poésie en voyage,
Éditions La Porte, 2015.
Lecture d’Angèle Paoli
LA VIE FRAGILE LA MORT-DOULEUR Depuis qu’elle est entrée en écriture, Estelle Fenzy offre ses mots à son père. Père malade — Chut (le monstre dort), Éditions de La Part Commune, 2015 — puis défunt – Sans. Écrire pour « entrer en résistance » ? Écrire pour exorciser la douleur de l’incompréhensible ? Sans nul doute, mais aussi pour maintenir vivant le lien indéfectible qui lie la poète à ce père — « veilleur de corolles guetteur d’été » — qu’elle chérit et qui s’en est allé. Tombeau, alors, la petite suite de Sans ? Tombeau littéraire ? À peine. Tant la poète a le souci de rester au plus proche de sa douleur, sans chercher à s’immiscer en littérature. Refus, même, de tout ce qui pourrait paraître excessif, théâtral, invasif. « Nul besoin de pleureuses en habit de gala corps tordu dans le cri peine muette dehors dedans à moduler son chant », peut-on lire sous sa plume en page 5. Mais « tombeau » tout de même au sens de tombe où sont ensevelis les morts. Tombeau-métaphore du cœur des vivants. L’image est explicitement suggérée par la référence à Tacite mise en épigraphe du petit opus : « Le vrai tombeau des morts est le cœur des vivants » (La Germanie). Celui de la poète, « cœur cogné » et cœur « tordu ». Tombeau à vif. Tombeau vivant de ce moment unique construit sur le fil du passage de la vie à la mort. Seuil vibrant de la résurgence des souvenirs. Les plus anciens liés à l’enfance, malmenée au moment de perdre le père, soudain lacérée en lambeaux ; les autres noués aux derniers gestes accomplis auprès du mourant, à son corps décharné à son sourire et à ses mots — « Reste près de moi » —, à tous ces infimes détails, ces bruits et ces riens, attachés à la vie précaire des ultimes instants partagés. Avant que ne survienne la séparation. Dès lors, dès ce moment où tout soudain bascule, surgit le « sans ». Et le « faire sans ». Aux questions qui taraudaient initialement la jeune femme — « Est-ce toi cette silhouette chiffonnée allumettes sous le drap ce visage épuisé creusé comme aspiré de l’intérieur » — se substituent d’autres questionnements implicites. Comment faire sans le père ? Comment continuer sans lui, comment poursuivre avec cette absence qui-cogne-au-cœur-et-au-corps ? Autant d’épreuves qu’il faut affronter sans pouvoir trouver de réponse. Alors, attendre la nuit dans l’espoir que son sourire d’avant visite la dormeuse dans ses rêves. Et puis « bricoler ». « Bricoler » avec la blessure laissée béante, s’en remettre à la montagne nourricière de l’enfance et à ses promesses de « mousse pierre aiguille ». Bricoler avec la mort, à laquelle il est difficile de se résigner et de croire, et qui pourtant s’insinue jusque dans le langage poétique, le déstabilise et le déconstruit : « Que jamais tu mort ». Mais contre la mort, contre la béance qu’elle ouvre, toutes les tentatives de contournement ou d’apprivoisement s’avèrent vaines. Entre l’avant- et l’après-, l’apparent « rien n’a changé » s’ancre dans sa force illusoire. Père en allé, il faut apprivoiser l’avenir et ses forces nourries de férocités, pages habitées de « bêtes furieuses » au nom imprononçable. Mais demeure en amont l’image de l’oiseau, hésitante mais belle, qui porte en elle, vibratile et apaisante, cette « âme qui déjà s’envolait ». Sous la sobriété des mots de Sans, l’extrême retenue d’Estelle Fenzy vibre de tendresse pour dire la vie fragile la mort-douleur. Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli |
Retour au répertoire du numéro d'août 2015
Retour à l’ index des auteurs
Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.