DE L’AÏEULE À LA DESCENDANTE, UNE LEÇON D’AMOUR
Longtemps Renée, en elle a résonné sous mes paupières. Telle une mémoire oubliée. Une part de moi-même, lointaine et étrangère, mais cependant sensible, vivante ― écho ténu d’un vécu ancestral davantage livresque qu’issu d’une expérience réelle. C’est du titre du livre, sans doute, qu’émane cette présence mystérieuse ; des sonorités du titre. De ses allitérations en « n » autour de l’alternance du [e] fermé et du [Ɛ] ouvert ; sans doute en raison aussi de ce [r] inaugural qui roule, amorti par un [ə] muet, puis s’élance, après la virgule, ailé. Ouverture, envol, élan ? Pourtant, dès l’incipit de Renée, en elle, recueil en prose que Cécile Guivarch dédie à ses aïeules, et à Renée en particulier, s’impose la présence de la mort, avec pour prémices, son lot de souffrances de malheurs de larmes et de sang. C’est peut-être en raison de cette présence itérative de la mort, de son omniprésence, que la lectrice que je suis a longtemps résisté à rendre compte de sa lecture, non pour se protéger de la prégnance de la mort mais pour laisser vibrer encore les sonorités incantatoires du titre. Dont la magie continue de m’habiter. Renée, en elle.
Renée, c’est cette aïeule lointaine dont « elle », la narratrice, s’est emparée de l’histoire. Pour s’en imprégner l’assimiler la faire sienne. L’incorporer. « En elle ». Une histoire qu’il a fallu aller chercher très loin, jusque dans les registres d’état-civil que plus personne ne consulte. Il a fallu remonter le temps pour retrouver Renée, l’aïeule, effacée de longue date de la mémoire familiale. Renée, depuis tout ce temps (1816-1817, c’est encore l’aurore du dix-neuvième siècle) oubliée parmi tant de souvenirs jaunis dont plus personne n’a cure. Sinon « elle », la narratrice d’aujourd’hui.
« Je ne sais pas vraiment bien pourquoi je descends ainsi jusqu’à ces aïeux. Ni pourquoi je sors des malles en carton, des vieux registres qu’on ne regarde plus. Ce serait comme creuser, forer, en extraire les racines », confie Cécile Guivarch. Forer, creuser, extraire. C’est ce à quoi elle s’est attelée. Patiemment, avec ténacité. Pour cela, elle a mis à contribution les « généalogistes du Finistère ». Des archives mises à sa disposition, la narratrice a exhumé l’histoire de Renée. Il lui a fallu retrouver les pièces manquantes, les ajointer et combler les non-dits, les absences, les blancs. Mais l’histoire d’une vie ne se livre pas sans résistances. Peu à peu, pareille à une archéologue, la descendante a assemblé les tesselles. Fait surgir de la poussière la vie de Renée, son enfance paysanne, son amour pour Jean. Les noces bretonnes et les naissances, suivies de douloureux décès. Avec la mort de sa fille, la tragédie menace. Renée et Jean n’en réchapperont pas. Devenus orphelins, les enfants en bas-âge sont recueillis par la famille. Mais entre-temps, avant que le couple ne sombre, il y a les couleurs de Renée. Autres que le noir des deuils ou le blanc des linceuls. Ce blanc auquel Renée n’aura pas droit, livrée à la fosse commune. Les couleurs sont celles d’un bonheur éphémère, que dominent le bleu des yeux de la jeune Bretonne, les lapis-lazuli et la lumière ; peu à peu remplacés par un bleu délavé par les larmes, par le rouge du sang. Cependant, l’histoire est venue. « Quand j’ai eu l’âge de sa mort », confie Cécile Guivarch en parlant de Renée.
« Ce qu’il y a avec Renée, c’est qu’elle me vient tout en morceaux, tessons de mosaïques. Je les assemble et tente de les harmoniser. Je m’évertue à donner à Renée de vraies couleurs. » Ainsi se recompose, « pièce par pièce », le tableau d’une existence. Ancrée dans une région précise, dans des mœurs rurales rudes et dures, dans une époque marquée par les famines, les grands froids et les sècheresses ; par la faim qui torture et qui décime. Par la misère qui guette et par la maladie qui s’en mêle. Au centre de cette histoire, liée au travail de la terre et aux récoltes, se tient Renée. Le portrait se précise, se parachève. Naissance, amour, tragédie et mort. Avec beaucoup de tendresse et une infinie patience, Cécile Guivarch se met en quête de l’ancêtre. Mais aussi à son écoute. Elle accueille Renée en elle, la reçoit, fait remonter à la surface ses plaintes ses cris ses maux. Elle est habitée par elle. Hantée par les images qu’elle suscite en elle ; par ses gémissements ses pleurs son souffle. La voix de Renée s’insinue se livre jusque dans les fibres profondes de la narratrice. Jusqu’à la faire hurler. Jusqu’à la faire se tordre de douleur et vomir. Comment se résoudre à supporter les injustices dont l’aïeule a été victime ? La narratrice vit au rythme de Renée, va de pair, traverse avec elle les affres des accouchements successifs ; partage ses chagrins ses hantises sa terreur que la mort ne lui ravisse une fois encore un autre enfant. Car si l’époque se résout à voir disparaître les nouveau-nés, Renée, elle, ne s’y résout pas. Dans le déroulé du temps, vie et mort sont liés ; le sang des naissances et celui des disparitions sont de même essence et partagent le même liant. Quant à la terreur de perdre un enfant, elle se transmet de génération en génération. La pensée obsédante de la mort réduit les mots au silence. Elle frappe parole et pensée d’interdit.
En se mettant à la recherche de Renée, puis à son écoute, Cécile Guivarch a libéré l’aïeule de la chape de silence qui pesait sur elle. En libérant sa parole, en lui rendant sa voix, elle lui a rendu son souffle. Par l’écriture — une écriture sobre, soucieuse de coller au plus près au réel, et comme soudée à lui —, elle lui a accordé une seconde vie, étroitement liée à la reconnaissance. Ensemble, par le dialogue profondément humain qui les a unies l’une à l’autre, elles ont vécu une bouleversante leçon d’amour. Désormais, apaisée, l’aïeule peut rejoindre le monde des morts et reposer sans souffrance. La descendante, libérée de l’angoisse qu’elle portait en elle, peut désormais poursuivre son chemin. Dans la pleine lumière.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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