Éditions de l’Amandier, Amandier Poésie,
Collection Accents graves | Accents aigus, 2015.
Lecture d’Angèle Paoli
ET QU’ENFIN « S’APAISENT LOUPS ET LIONS… » Épître Langue Louve. Trois mots qui surprennent, qui enserrent dans leur mouvement de spirale et qui happent, emportent dans un tourbillon de maelström. Promesse de volubilité ensauvagée au cœur de la langue. Mais, avec elle, dans le tournoiement qu’elle génère, promesse de bien au-delà encore. Muscle polyglotte endiablé, la langue se refuse à lâcher prise. Elle se joue des limites. Elle les rudoie, elle les repousse hors de leur gangue. Construit autour de trois vocables, le dernier recueil poétique de Claude Ber — Épître Langue Louve — travaille la langue au corps et au cœur. Colorée, vivace, bruissante, énigmatique, passionnée, infatigable, polymorphe, rebelle, révoltée, la langue de la poète est langue ardente. Elle interroge sans relâche. Sonde malaxe triture. Inlassablement. Et bouscule provoque. Infatigable langue de louve. Dix fragments composent cette étonnante traversée épistolaire. Dix « lettres » numérotés de 1 à 10, pour se laisser rejoindre par elle, se laisser porter emporter par son mouvement de vague. Charnue charnelle, la langue chancelle charrie voluptueuse des mots passeuse de violences à peine contenues livrée à des convulsions orageuses ; cependant rappelée à l’ordre par les en-têtes qui la guident la contiennent dans leur régularité récurrente. L’épître est là en effet pour rameuter en son giron littéraire les formes, calmer les emportements, permettre aux questionnements – incessants — de prendre place dans la page. Avec, pour boussoles et pour balises textuelles, non pas une adresse mais un titre et une citation l’un à l’autre encordés, accordés : « Épître langue louve fragments 5 De main méditante On prétend que la parole voit ou nul ne l’entend Edmond Jabès » Et, plus loin, comme un rappel, dans les mêmes fragments 5 : « je t’e-maile de main méditante ce qu’on pense est trop complexe pour servir à vivre, ce qu’on sent plus souvent un obstacle qu’un secours même à pas plombés de scaphandre ça dérape toujours dans le désossement ». Dans un déferlement qui s’invente dans le roulis toujours recommencé, la langue godille parfois d’un fragment à l’autre qui cherche passage et qui franchit l’espace de la page. Ainsi du final de ces mêmes fragments : « néanmoins j’aime cette heure où la peau se souvient ni noir ni lumière et ce passage — paume ouverte entre chien et loup sur le sans raison de ce qui cherche — il se franchit » Et du commencement des fragments suivants : « comme un texte ou un temple » (in Épître langue louve fragments 6, In memoriam, Ad plures ire) Et le poème de livrer momentanément passage — « paume ouverte » — à d’autres formes éphémères, en proie au même « désossement » : « renoncules lotiers lupins saponaires du square dans le multiple de leur nom et celui un du lavis bleu au ciel coupé des vitres dans le désassuré des apparences l’instant à son suspens de vide », lesquelles formes cèdent cependant place et voix à une lettre d’amour, bouleversante de beauté : « je te souviens pourtant au nid des corps à souvenir champ de maïs au traversant des plaines bruissant de vent sa coulée de couleuvre entre les épis […] tandis que, soulagée de tout, dans le léger d’une vie soufflée comme un cheveu, j’ai ramené à mon visage le tien et tous ceux que j’ai aimés pour qu’ils m’emportent avec la joie que j’ai eue d’eux ». « [A]u traversant des plaines »… Il apparaît parfois, au détour de la page, que la poète affectionne les substantivations par dérivation impropre. Qui donnent au phrasé de Claude Ber son parlare cantando si particulier. Sa coloration charnelle intime et personnelle. Au cœur de l’épître, la langue couve ses mots jusqu’au déferlement suivant, qui la fait exister dans cet « illimité de la connaissance » (qui, pourtant, « ne rejoint pas l’infini »). Louve sauvage rebelle in-domesticable, la langue poursuit son flux vers la diversité (« Ad plures ire »), s’adapte à tous les bruits s’accole aux variations qu’ils engendrent. Les mots s’allient les uns aux autres, créant leur chaîne ininterrompue de vocables. Ainsi se mêle leur essence, sans disjonction : « Dans la voix le cri des pipistrelles, le roucoulement des colombes, le piaillement des pies, le chuintement des chouettes, les trilles du rossignol et craintivement, allant au nénuphar la grenouille coassant quoi quoi demeure de ce bruitage ? De l’armada des mots ? des douilles de cette migration sonore ? dit-elle, une épine dans la glotte, un épis de maïs, le pis gonflé d’une bazadaise ruminant le foin de son nom ? Qu’attend-on de l’amour sa roucoulade ou son arête ? Dans l’air courbé le vol de nos voix et son cercle d’étamines, pistil de vent sur la cible du cœur. » Langues qui, dans leur emmêlement mystérieux, dans leurs limites à dire, dans leur ajointement les unes aux autres, parlent de l’homme et de son pourquoi au monde, épîtres dans lesquelles dialoguent les pronoms sans que les voix qui s’y répondent laissent transparaître quoi que ce soit de leur identité propre, mais se complètent et se précisent : « La lumière n’est-elle que l’envers de la nuit ? demande-t-elle. Un caillot de l’immensité ? Je dis l’immensité n’est pas l’éternité. […] Elle dit : ce n’est pas ce que j’appelle nuit cette durée entre les doigts qui la déchirent. Dans le monde la nuit dit-elle mais peut-être je me trompe… ainsi sont les mots : dépeceurs de dépouille et la nuit dont elle parle est cadavre de nuit. Une insignifiance grise. Une trahison de la nuit dans la bouche qui prononce en elle sa nuit. » Ou au contraire dialogues se perdant en énigmes, vaticinations sans prophètes suites de mots sans fin que rapprochent dans la même proximité des sonorités avoisinantes, allitérations et assonances : « Elle demande : Qu’est-ce que tu racontes ? Je caresse sa joue du regard, allant le dit à son attente inventive, au clinamen du visage, nos voix couchées en nous avec l’envie de vivre comme un mot sur la langue à déglutir les multiples de l’univers pour un repos repu et consumé… » Ailleurs, dans Épître langue louve fragments 3, « Miserere », le dialogue se noue autour de la dénonciation de l’horreur, à partir de la citation de Borges : « l’Histoire, cette éternelle répétition et ce beau nom de l’horreur ». Suit une énumération de mots ayant pour commun dénominateur un même préfixe : « dans l’inex (orable / tricable / piable / cusable) l’inac (compli / cessible / ceptable) au jour le jour du pépiement des écrans avec les é (tripés / tranglés / cartelés / corchés/ ventrés / têtés / viscérés) leur morcelé entre les langues dans le dés (assemblé / arrimé / espéré) le définitif de l’étripaille et la douceur des peaux… » Ainsi la langue bruit-elle dans un continuum de voix qui se croisent et croisent dans leur mouvement de cyclone que rien ne retient ni n’arrête le « bruitage » animalier qui peuple l’éther le monde la page. Une langue qui vibre et vit, invente son foisonnement pour défier le rien qui obsède — « et pas d’autres mystère à explorer que / celui des paupières qui se ferment » — ; une langue qui se joue de la cruauté qui nargue, à la vie à la mort — « l’abattoir n’est pas plus loin que le sommet. Ils se rejoignent dans l’union trismégiste des contraires » — ; langue de louve qui se love s’enroule dans l’envol des mots, élan ascendant descendant qui se faufile dans le plain-chant du poème pour puiser à la lumière nourricière l’énergie vitale qui le fait exister. « Un besoin de lumière. Même bougies ou lumignons. Leur ombre soyeuse. Presque de bête. De petit félin nocturne au poil doux. » Besoin de lumière jusque dans les interstices de la pensée pour tenter de débusquer le mystère de la vie au cœur de l’univers, sa raison d’être. S’il est possible. Comment être là, rivé à soi-même et aux autres dans l’absence de sens ? Il arrive un moment où « l’agitation de la langue » et son trop-plein se noient dans l’exagération envahissante, dans la surabondance. Le tourbillon des mots déborde en un tournis « hors d’atteinte » de « listage » : « en vrac des visages / des vélos / des intonations / des intentions / des réverbères / des émotions / des points de vue / des opinions / des feux rouges / des proportions / des déductions / des conditions / des sensations / des solitudes… » Il faut alors renoncer. Renoncer à dire la totalité du monde, sa folie exaspérée, son innombrable insoutenable, la multiplicité insaisissable des contraires qui l’agitent, leur infinie variété / variation ; renoncer à vouloir que se résorbent et s’annihilent les absurdités inconciliables incompatibles les violences obscènes l’incompréhensible l’impuissance la résignation et l’indifférence ; renoncer à vouloir que se joignent en une alliance pacifiée l’infiniment petit et l’infiniment grand… « Quant à joindre ces bris et bouts de bouts de tout l’un à l’autre, lombrics et comètes / le souci de garer la voiture et l’épouvante de la terre étoile morte / ce qui flotte de noyé et son laisser sombrer / l’éclair et son fracas de blanc alors même que l’orage le quitte dans un embrun de bruits et cetera und so weiter and so on je renonce je n’ai qu’une langue et dix doigts d’incertitude pour la disproportion et pas plus pour l’exister sans lassitude… » La sagesse ne voudrait-elle pas que nous apprenions à nous satisfaire de l’infime et à nous contenter, comme le suggère Basho, d’un « petit lopin » sans aller plus loin que le geste répété du ratissage : « notre séjour en ce monde à ratisser un petit lopin… » ou peut-être, au meilleur de « certains soirs », ne s’attarder que sur les gestes qui convoquent la tendresse : — « certains soirs je tombe dans ton ombre, toi dans la mienne et nous nous absentons avec délice de nous-mêmes… » |
CLAUDE BER Ph.© Adrienne Arth Source ■ Claude Ber sur Terres de femmes ▼ → Il y a des choses que non (note de lecture d’AP) → In memoriam (extrait d’Épître Langue Louve) → La mort n'est jamais comme (note de lecture d’AP) → Je dis mer (extrait de La mort n’est jamais comme) → Les mots, le vent, les herbes racontent (extrait de Mues) → Sinon la transparence (extrait du recueil Sinon la transparence) → [Toujours la langue veut dire] (extrait du recueil Il y a des choses que non) → Vues de vaches (note de lecture d’AP) → Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi (note de lecture d’AP) → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) le miel à la bouche ■ Voir aussi ▼ → le site de l’écrivain Claude Ber → (sur Place de la Sorbonne) une lecture d'Épître Langue Louve par Joëlle Gardes |
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