Olga Boldyreff, Les Jouets à Moscou, 2013.
CHAMBRE D’ENFANT GRIS TRISTESSE
Cette nuit, je repense à un tableau d’Olga Boldyreff, Les Jouets à Moscou (2013), que j’ai vu aujourd’hui dans l’exposition de l’artiste à Nantes, « Promenade dans le monde étrange de Dostoïevski ». Il représente les jouets personnels de l’écrivain. Ce tableau, quel choc ! La mélancolie à l’affût chez l’enfant Dostoïevski m’a sauté au visage. Comme si la main du peintre l’avait saisie par les ongles sur sa palette pour la coller sur ce mur.
Le mystère de cette chambre d’enfant vide m’a frappée. Il y a seulement trois jouets, posés bien droits, dans la même direction, presque perdus dans l’espace nu de la pièce. Un petit soldat de bois, une minuscule statuette, un cheval à roulettes vers lequel converge le regard. Peints en aplats et hiératiques comme chez les peintres primitifs ou dans l’art de l’icône. Les jouets semblent vainement attendre. En voyant la chaise tronquée dans l’angle, je n’ai pu m’empêcher de chercher un visage, un signe, maternel ou amical de compagnon de jeux. Mais non, c’est une chambre avec figures absentes : Olga Boldyreff a peint un abîme de solitude. La luminosité est douce, pourtant, couleur de ciel d’hiver. Au premier plan, une tache claire m’a intriguée, des pages manuscrites, peu ordinaires en un tel lieu.
J’ai tout de suite été saisie par ce gris qui domine tout le tableau. Un gris majuscule, à couper le souffle. Comme si les couleurs avaient fui, celles d’une pivoine, pourquoi pas, d’un citron ou d’une écharpe de soleil. Une tonalité grise unique, claire ou foncée, avec des dégradés gris beige, gris bleu, gris violet, qui sont autant de tremblements presque irréels. Gris de brouillards, de nuages, de neige entassée le long des trottoirs de Moscou où naît Dostoïevski. Gris poussière des vêtements élimés des pauvres. Les humiliés, les offensés, de l’hôpital Marinskaïa où réside la famille et que le jeune Fiodor, en cachette de son père, aime observer à travers les grilles du parc.
C’est une chambre sans fouillis d’enfant. Sans jolies billes d’agate, crayons à coloriage, bout de bois ou belle pierre, ces petits riens qu’on entasse à cet âge, pour sa fabrique de rêves. Ici toute distraction, tout contact avec le monde extérieur est sévèrement interdit par le père. J’ai eu l’impression d’une éclipse de vie. Les fous rires, le chant qui montent de l’enfance manquent affreusement. Très tôt, celui qui vit là, en vase clos, privé d’amis, s’est muré dans le silence et la solitude. L’enfance a été la part manquante.
L’habitant délicat de cette chambre a plus affaire avec l’invisible qu’avec les jeux de son âge. On devine que cette petite âme est captive de tourments et d’élans inquiets qui ne laissent place pour rien d’autre. Je l’imagine, yeux gris de brumes. Celles de Saint-Pétersbourg où il arrive à quinze ans. J’ai l’impression que ce gris vaporeux, Olga Boldyreff l’a capté et déposé sur les choses de cette chambre. Comme si, grâce à ce halo, elle voulait mettre à distance ce trop-plein d’émotions de l’enfant. Chez elle, le gris n’est plus matière, il est silence ouaté, voile de songe.
Ces jouets solitaires, elle parvient à en rendre la disgrâce désolée. Ces objets disent autre chose qu’eux-mêmes, c’est l’enfance et la joie confisquées qu’ils jettent à nos yeux écarquillés. Le père, médecin, sujet à de brusques accès d’abattement, tyrannique, ne supporte ni les jeux d’enfants ni même le bruit d’une mouche pendant sa sieste. Défendu de bouger, de le déranger sous peine de cris et de réprimandes. La mère très aimée, la toute douce, est épuisée par les grossesses et la tuberculose. Ce matériau étonnant, l’enfance empêchée, Olga Boldyreff l’a fixé sur la toile. Ça prend à la gorge, comme le cri d’Ivan Karamazov : « Mais les enfants ? Les enfants ? Comment justifier leur souffrance ? [...] ce garçon de huit ans n’a pas eu le temps de grandir ». Je pense soudain à d’autres enfants. En Syrie aujourd’hui, dans les villes bombardées.
Comment traverser un tel désert ? Je n’ai pas entendu l’enfant chantonner. Il doit regarder la neige tomber sans bruit. Des heures entières. Ou bien il lit. Tant d’émotivité chez lui, et, par moments, ces absences. Certaines nuits, il chavire dans les terreurs. Oh ! Cette impression de mourir qui revient à chaque crise d’angoisse.
Quelque chose sera-t-il sauvé de cette douleur première ? Il faut bien grandir. Quels chemins ? Dieu ? La statuette, une petite madone dirait-on, le suggère. Mais, toujours cette fatigue du doute chez lui, Dieu est autant une question qu’une réponse. Il y a la révolte qui peut mener au bagne en Sibérie. Il y a l’écriture où Dostoïevski tentera d’exorciser le noir qui brûle son cerveau. Ou bien les deux.
L’enfance n’est plus depuis longtemps. C’est une autre enfance qui est en jeu ici, celle de la création du grand romancier. En voyant ces feuillets épars, au premier plan, je songe à un manuscrit de roman. Une forêt de papier où la vie vivante, malgré tout, résiste et verrouille la douleur. Par magie s’éveille sous mes yeux ce qui dort dans ces pages. La chambre s’emplit soudain de présences de la nuit. Je crois apercevoir des personnages en vêtements de brume. À côté de Sonia, la petite prostituée, Raskolnikov, hagard, gémit dans sa marche de somnambule. Non loin, passe le ténébreux Stavroguine, en proie à ses démons, et qui traîne son ennui de vivre.
C’est dans la solitude glacée de la chambre que ce monde a commencé à naître, plein de mille déchirements fébriles qui hanteront les pauvres fous sortis plus tard de l’imagination de l’écrivain. Raconter des histoires à la hauteur des catastrophes qu’il aura vécues. Maria Fiodorovna, sa mère, meurt très tôt dans sa vie, son père aussi, probablement assassiné par des serfs en colère. Lui, subira un simulacre d’exécution, puis le bagne et la « maison des morts ». Écrire pour confier cette douleur à ses doubles infernaux.
En débusquant l’âme de cette chambre, le peintre fait planer en creux l’ombre de Dostoïevski et de ses personnages. On reste saisi par l’effet d’un tel concentré de souffrance, comme si l’on assistait à un drame dans la rue sans rien pouvoir y faire. La force du tableau d’Olga Boldyreff est là : il nous met aux prises avec l’envers secret d’une blessure, ces pages où des mots verront le jour.
Marie-Hélène Prouteau
Texte inédit
D.R. Marie-Hélène Prouteau
pour Terres de femmes
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Ce texte est très éclairant, en plus d'être très beau, je vous remercie de cette lecture et de votre site.
Mais tout ce gris peut aussi virer à l'enfer.
Lorsque avec du temps, on comprend qu'en lisant Dostoïevski, on est face à un auteur qui est bien davantage qu'un simple enfant roi, mais un enfant fracassé, alors on devient ce lecteur ami qui voudrait chasser quelques démons et trop de gris. On se prend à penser aux soins qui sont parfois incontournables (mais jamais à l'enfermement), et à l'idée de l'écriture comme catharsis. Il faut veiller à éviter glissements faciles et toujours questionner les sources.
La lecture ne doit pas rendre le lecteur exsangue.
Je n'ai rien contre les auteurs qui prennent soin de leurs lecteurs.
Car seuls des lecteurs non épuisés peuvent continuer à lire Dostoïevski.
A côté de l'enfer fleurit alors le paradis des mots qui ne renient ni l'enfer d'où ils sont issus, ni la joie de ceux de toute création authentique.
"Toute lecture est une amitié" (Proust)
Rédigé par : Juliette | 23 mai 2015 à 19:14