Æncrages & Co, Collection voix de chants, 2015.
Dessins de Benoît Delescluse.
Lecture d’Angèle Paoli
JUSQU’À L’ABRIL D’AVRIL Journal de Campagne. Tel est le titre que Jacques Moulin a choisi pour son dernier recueil poétique. Je pense aussitôt à « campagne » d’Italie / d’Égypte / de Russie… Mais non, ce n’est pas cela. Il ne s’agit pas ici d’un énième récit rescapé de la vareuse de quelque grognard de l’armée napoléonienne. L’on pourrait aussi s’attendre, avec le terme « Journal », à une réflexion de diariste (comme le curé de Bernanos), écrite à partir d’un lieu donné et dûment daté. Ce n’est pas non plus tout à fait le cas. Pourtant la campagne existe bel et bien. Celle d’Alsace. Avec le village d’Uffholtz, dans le Haut-Rhin. Et son Abri Guerre, point de départ de l’écriture. Mais en place des dates, le poète en résidence dans son « Abri-mémoire » a choisi les mots. Des mots en rapport avec le thème proposé au résident. La « fortification ». Ces mots font figure d’entrées. Ouvertures vers un espace autre. L’espace du poème. Des poèmes pour se fortifier. « Fortifiez-vous c’est comme Un chant pour soi une romance un peu d’histoire Des retrouvailles dans l’inconnu ». À la fin du recueil, un petit lexique reprécise le sens exact de chacun des termes ― quatorze en tout ―, dans le contexte où ils sont employés. Celui de la Grande Guerre. 1914-1918. La terre d’Uffholtz est une terre de frontière avec tranchées, casemates, réduits, remparts. Et, partout, des brèches des fossés des abris. La découverte de cet univers se fait cependant sans heurt, en quatre temps. Et non sans plaisir, côté lecteur, ni sans curiosité. Cheminement / Approches / Meurtrières / Épaulements. Et la progression, par étapes ; ponctuée par les quatre dessins de Benoît Delescluse. Pour dire l’ombre et la lumière, pour dire leur trouée dans les feuillages. Ainsi découvre-t-on, en progressant dans ce curieux ouvrage, que le terme « cheminement » renvoie aux « travaux d’approche pour progresser à l’abri vers l’ennemi ». Dans le même temps, « approches » — au pluriel — désigne les « tranchées pour s’approcher d’une place sans s’exposer ». Mais toujours « [l]e poème tient debout sans rempart ». Quant à l’abri, cet Abri Guerre que l’on rejoint au cours de l’avancée, c’est « [t]out un chemin de voyelles pour toucher la fissure Agripper la paix ». On l’aura compris, le poème s’écrit pour résister à. Partant, pour donner vie à. La source les saisons la vigne les vergers. La poésie. Et « le poème prend ». Jusqu’à la paix : « Le pré en taupes cloque la terre Le rossignol gîte en muraille Tout reprend paix devant l’abri ». Le lexique du recueil s’approprie la coloration des abris chargés d’oubli et de mémoire : « Un abri fortifié souterrain Abri pour la mémoire Mémoire forte mémoire des fonds La mémoire oublieuse sans abri ». Et le poète joue, détourne, glisse, creuse, explore l’univers des tranchées, retourne la terre et les mots, les malaxe, de la bouche et des yeux, de l’oreille et des dents : « Trachée réduite suffoquer Pharynx perdu tu dis plus rien Poète casqué vers cadencés ». Et, dans le poème suivant, sur la page en vis-à-vis : « Tranchée guérite à terre Toit à cochons caponnière Cou tordu sabots crottés Fiente aux ergots Creuser toujours ». L’univers de l’abri abolit la notion habituelle d’espace, toutes directions confondues. S’abriter alors, nécessite de jongler avec les quatre coins du réduit, pentes talus boyaux : « S’abriter sous dedans derrière à l’intérieur Au fond paroi par-dessus Éviter l’avant se mettre en crypte Cultiver ses arrières à couvert Consolider son terme prendre asile ». L’arrivée à Uffholtz donne naissance à un très beau texte en prose qui résonne comme un rappel des paysages vosgiens, vignes et Ballons, chemins de terre avec « le vent des consonnes dedans les branches », les échos entre les voyelles [u] et [o], entre « ligne de crête » et « ligne de front ». Vient l’emménagement dans l’abri, et la phrase s’adapte au décor dans lequel elle naît : elle se mêle à la terre, suit les courbes et les entailles, murs et collines ; forge et sculpte : « La phrase galope la plaine le vers se pose en glaise Rencontre la tranchée comme un mot qui cisaille Une étendue de pages Zigzague un peu ». Un monde d’entre-deux se dessine, fait de claies et d’interstices, de palissades et d’ajours, de rideaux de trouées de haies, couloirs de traverse du « vent coulis ». Qui conduisent jusqu’à « l’abril* d’avril » qui scande son refrain : « Abri sous printemps La fleur sous abri » « Être à l’abri jusqu’à l’avril La fleur sous abri ». Ailleurs, dans F.O.R.T.I.F.I.C.A.T.I.O.N., le poète se livre à tout un travail de creusement et d’approches du mot. Sens et sons. Mot hérissé de fortins avec son « i » central, à la fois « pivot » et « point de rupture ». Un « i » lui-même évocateur d’images sonores et d’assonances aigües : « Un i comme on en voit dans la craie prêt à crisser fragile tendresse et calvaire des calcaires pour déliter sa forme et mourir poreux au pied du caillou dur écroulé lui aussi par la vertu du faible. Fort garde-toi de tes i qui ouvrent brèche dans le pli de la ligne. » Quant au final de ce beau texte de prose, il prend appui sur la finale du mot pour ouvrir sur un autre espace : « On entend la finale du mot comme un éboulement progressif jusqu’aux glacis. Oublieuse nasale qui s’ouvre à d’autres gestes. La vie voyage. L’écho des chutes s’entend longtemps. » Ainsi, de fortifications en redoutes, de redoutes en plongées, parvient-on au rondel en trois strophes et en alexandrin ― construit sur deux rimes et comportant un refrain : « On court sur la colline on traverse les forts On tombe sur des mots qu’on peut envisager L’alexandrin revient pour chacun les nommer Canon bastion redoute archère et contrefort ». Comment ne pas se laisser envoûter par le plaisir jubilatoire de cette belle jonglerie de la langue et des mots ? « Le rondel bat la brèche et se joue des rebords Sur le chemin de ronde au plus près des fossés Il cueille l’hellébore à l’euphorbe associée Prend son temps de berme et aux pierres jette un sort Il court sur la colline pour un herbier des forts ». Et comment ne pas sourire et s’interroger, se regarder en visière dans « For intérieur », texte plein d’humour : « On mijote un donjon. D’aucuns le posent encore comme une truffe à l’angle du jardin palissé. Fortin ou fortelet avec l’armée de nains-céramique pour monter aux créneaux. » Avec « Meurtrières », la poésie se durcit. La tranchée crache ses os et les quatre poèmes, dont HWK (1-2-3), disent les « Poilus dépecés », les chairs fragmentées, les gisants décapités. La traversée de Journal de Campagne se clôt sur une section où dominent l’amitié et le partage. À l’arrière, dans l’abri de la « gorge », le poète fête la vigne avec les vignerons de toujours. Avec les marcheurs du jour, le poème se met « en campagne » « Les mots dans le dos Sur le sentier en file indienne ». Au soir, sur la plate-forme de la « banquette », on se retrouve pour « bistroter ». « Abri café », « Pour faire tribu », « Stammtisch ici ». « Pour prendre mots relus ensemble ». |
JACQUES MOULIN Source ■ Jacques Moulin sur Terres de femmes ▼ → Écrire à vue (lecture d’AP) → [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue) → D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche) → L’Épine blanche (lecture d'Isabelle Lévesque) → Portique (lecture d'AP) → Portique 2 (extrait de Portique) → [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux) → Un galet dans la bouche (extrait) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Æncrages & Co) la fiche de l’éditeur consacrée à Journal de Campagne |
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