Ph., G.AdC
UN VACILLEMENT ENTRE RENAISSANCE ET RE-CRÉATION
Le poème. Quelque chose sourd sur la page. Une exclamation jetée au centre, livrée à sa propre soudaineté. Étonnement. Davantage encore. Sidération. « Ah ! » Est-ce plaisir ou souffrance ? L’arbre survient à son tour. Son sang lié aux mots qui adviennent. Et prennent corps.
« Ah !
Tout à coup
des mots nouveaux.
Sidère
à rompre
le sang
de l’arbre. »
Ainsi s’ouvre le dernier recueil d’Isabelle Lévesque.
Nous le temps l’oubli. Sur une sidération. Qui prend le lecteur dans l’étau serré de ses mots. Passée la première sidérante surprise survient en nous le questionnement. Le poème parvient-il à nouer le « nous » à l’oubli et au temps ? Ou au contraire cherche-t-il à dénouer ? Singulier, disloqué à force de désossement, le poème retient en lui-même son énigme. Il garde, au cœur de la page, dans la tension des mots qui s’affrontent, le mystère de son surgissement. Seuls les mots. Posés là. Sans lien apparent. Liaison brisée. Le liant grammatical s’abstient. « Mots courts alignés. » Phrases nominales. Verbes absents. Le point, comme hache qui tombe. Couperet. Les mots sont impuissants à retrouver à relier à recréer ce qui fut. Ici, dans ce recueil où se cherche la trinité du « nous », de l’oubli et du temps, ce qui renoue raccommode
répare, ce sont les peintures de Christian Gardair. Cinq peintures colorées (six avec celle de la première de couverture), vibratiles, aériennes ; traversées de folioles de follicules d’envols de signes qui soudent les poèmes à l’image, confèrent à l’ouvrage sa respiration ; lui octroient une légèreté. Entre les pages, le « nous » qui jadis faisait corps est détruit. Réduit à son démembrement. « Je » et « tu », obstinément séparés. Les mots qui prennent place sont ceux de la rupture ; du désarroi de la défaite. Le « je » obéit à l’arme du vainqueur :
« Il raye. Il rit. Il supprime. Je laisse à sac,
Je replie.
Corps sans chair. Sensations
armées d’absence.
Au pied, le reliquat. »
Le temps et l’oubli peuvent-ils remédier à la condamnation ? Du naguère affleure tout un tissé d’images. Une perfection tout entière enclose dans le murmure d’un blason, forme et frémissement. Un amour scellé dans le fusionnement, dans l’invention d’un monde qui renoue avec la création.
«
Nous fûmes Adam et Ève. »
«
Tu t’approchais
Les mois : blason fut fait
de nos dix doigts.
Lent le fruit le seuil.
Tu fis forêt du murmure,
une feuille un son.
Tout fut
frisson. »
Il y a désormais un présent qui se vit dans l’oubli des saisons. La braise ardente de l’été, ce «
bouton d’or », a fait place au manque. Imprévisible, le vide s’installe ; puis, tour à tour, la violence, le repli et le renoncement.
« À fibre d’os,
tu squamanbules et je forcepse.
À quoi bon ? »
Le poème disloqué s’écrit dans la négation. Seuls les mots posés sans lien. Liaison brisée.
« Ne.
Seul au bord hagard.
Toi.
Avant la vie. »
Écorce / écorche / mettre à vif. Le poème cherche sa voix pour dire la perte, lambeaux à rassembler pour affronter ce « deux » dissous disparu séparé écalé. « Perdue, la traîne des nuages. »
Au-delà des meurtrissures survient pourtant la volonté de guérir de la plaie qui saigne. De «
recommencer » ; de « diriger la faille vers la lumière » ; nécessité survient de renaître.
« Quel silence traverser
pour renaître ? »
ou, plus loin, cette affirmation :
«
Or je veux.
(Naître.) »
Le poème « intente » / « invente ». Déplace les termes par dérivation. Les bouscule les tire hors de leur forme habituelle :
« Où naître ?
Je tentacule, tu monstres court. »
Un « je » affronte les mots à coudre à rassembler pour que quelque chose perdure de cet amour perdu. Quelque chose qui garderait trace de ce qui fut, qui laisserait son empreinte et résisterait encore à l’effondrement.
«
J’avais l’or.
Vue perdue, miracle, tu.
La nuit n’avait plus. Or
le jour
revenu de tout.
Blason, passé se garde.
Temps te tient.
Présent l’oubli. »
Perfection du poème enclos dans le cercle des mots et des sons. Tenu au plus près, au plus serré. Tissé à cœur, dans les mailles des contradictions essentielles. Présent / passé ; oublier / garder ; perdre / retenir / avoir / ne plus avoir… De ce qui fut, il reste l’image ronde de la perfection amoureuse : « Blason, passé se garde. »
Le désir, parfois, se dit de ne pas renoncer à ce qui fut :
« C’était sera. »
D’autres fois, au contraire, fuse le vent de la révolte. Physique. Le poème se rebiffe, hésite refuse se nie s’affole dans le rien, négation de lui-même. Tâtonnent / ânonnent les mots dans le déplacement heurté de la syntaxe. Éclats du verbe. Explosion. Implosion. Violence. Ainsi, de ce poème, exemplaire pour dire le chevauchement des contraires jusqu’à dislocation déconstruction :
«
Rien.
Plus ou moins.
Bruit de sable. En bouche, graines,
les mots sinuent. Chuchoté chahute
Le dire. Je bégaie. Bredouille
rien. Colporte à cloche-lèvre des
Murmures.
Rien. Plus ou moins. Des
Rancunes culbutées, phrases courtes
in-ex. J’orthographie. Je sais. Mais
le poème ?
Disgrâce et syntaxe. Éclate !
Des morts, peut-être.
Vieux mots. C’était.
Je tue (rituel). Sans
gravité. Mort-né. Cloporte et ciel. Couvert de
cailloux. Sourciers. Risque écarte
Le poème. Je sature. Sons (implosifs).
Rien. Plus ou moins. »
Le poème se joue de nous. Ruse de ses ambiguïtés et amphibologies. « Plus prise. » Davantage prise ou plus jamais prise ? Quelle « prise » ? Le nom ou le participe ? Lectures plurielles. À chaque lecteur son emprise du poème.
Le « seul tenant » n’est plus. Le « je », le « tu » prennent distance avec le « nous » fusionnel. Il arrive que le lecteur perde le fil et s’interroge. À qui appartiennent les gestes ? Sont-ils les siens (ceux du « je ») ou ceux de l’autre (ceux du « tu ») ? Coudre les poèmes ensemble ; en reconstituer les échos. Nouer rassure.
«
Oh !
ce défaut de paraître… »
«
Oh !
ce désordre de disparaître ! »
Le tissé du recueil s’assemble peut-être entre ces deux poèmes. Où se lient les deux versants de l’amour. « Tu murmures ma bouche », lit-on dans le premier. « Tu recommences, / dépouillant les armes : blanc sera /
ce que fut l’aube », énonce le second.
« Du chaos naît le poème », écrit Isabelle Lévesque. Un écho, sans doute, à l’exergue tiré de
Aa, Journal d’un poème, de Caroline Sagot Duvauroux :
«
avec l’allégresse cependant et l’audace qui est la
grâce des herbes
au bord des précipices. »
Mots choisis pour dire au plus près le vacillement de ce dernier recueil :
« Nous le temps l’oubli
(vacillant). »
Et rejoindre ainsi en final l’aveu de renaissance. Entre amour et re-création :
« Nus sous le ciel défaillant.
Ce livre,
nous. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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