« Nous faisons de même avec nos palissades.
Sans cesse nous rebâtissons nos murailles. »
[The Matter of Time: sculptures by Richard Serra,
Guggenheim Museum Bilbao]
Source
UNE TRAVERSÉE D’AMANDE NOIRE
Lumière amande beauté. Mais encore montagne azur âme. Ces mots, et tant d’autres, nous sont donnés pour traverser à gué La Cavalière indemne, dernier ouvrage de Gabrielle Althen. Qui est-elle, cette mystérieuse, qui annonce sa présence singulière dès le titre ? Singulière et belle. Singulière parce que déroutante. Inattendue. Belle parce que la beauté est au cœur du recueil, une beauté presque inaccessible, comme peut l’être l’azur auquel la poète aspire (la voix appartient le plus souvent à un narrateur masculin), beauté sans cesse ravalée au rang de « la tourbe de chez nous », liée à la douleur qui est aussi le lot des hommes. Là où passe « la cavalière indemne », l’orant demeure. Et « suintent partout les violettes fatiguées du remords ». L’immobilité comme une déchirure héritée de l’enfance. Une douleur inguérissable. Il faut attendre de remonter jusqu’à la prière au titre éponyme du recueil La Cavalière indemne, dans la toute fin de l’ouvrage, pour se saisir avec exactitude de la teneur métaphorique de cette image.
« Je vois la vie passer comme une cavalière indemne sur le chemin, et je ne suis pas assez vif pour aller vers elle et l’aimer. »
Quelques lignes plus bas, la même phrase est reprise, légèrement modifiée :
« Comme une cavalière étrangère et indemne, la vie ne cesse de passer et je reste. »
De cette comparaison insolite naît le chemin qui s’ouvre devant nous. Entre poèmes en prose et poèmes. Avec comme compagnon de route, ce « je » narrateur qui affirme sa difficulté à aller au-devant de cette « étrangère » et à l’aimer. Tout entier tendu entre la nécessité impérieuse de « réapprendre la vie sauve, la violente, l’alarmante vie sauve » et la mort, le narrateur poursuit sa route âpre, laissant tomber ses « pauvres choses basses, avec le ciel cachant ses gestes doux et le lin de la distance qui blanchit le présent. » Le lecteur fait de même, qui a conscience que « la route est brusque entre la mort avide et la lumière. » Aussi est-il attentif à suivre les jalons qui composent l’ensemble de l’ouvrage. Contre-terreur / Sed libera nos a malo / Sans preuves / Le corps indélébile. Un cheminement de funambule qui se vit sur le seuil, entre la double aspiration de l’amour et de la mort.
« Seuil, seuil, la lumière ! Seuil, la ténèbre ! Je m’en fis un tremplin pour ne jamais faiblir. Seuil, la hache bleue du ciel, seuil, l’or jamais controuvé de l’instant ! Seuil, — qui sait ? — la promesse, la peur et le commencement… »
Face au vide sidéral qui est au cœur de l’expérience humaine, chacun s’affronte comme il peut à « la vague brute », victime de son propre enfermement, du repli sur soi et de l’incapacité à regarder au-delà. Tel est le triste constat du narrateur.
« Mais le cœur fatigué soupire et, dédaigneux de la navette qui le faisait tinter dans l’entre-deux des choses, il se mure : tête-à-tête de chacun et de son vain souci. »
Comment, dès lors que l’absence de Dieu a ouvert sous nos pieds un abyme, regarder sans ciller cette « fleur sans charpente » qu’est la vie ? Comment demeurer indemne sur la rive où s’agitent les contraires ― lumière/ténèbre ― sinon en prenant garde de donner prise davantage à la « vulnérabilité sanguinolente » qui guette ? Le pèlerin, dans la démarche solitaire qui l’attache à soulever tous les voiles, a découvert les vérités qui s’opposent et déposé ses faiblesses. Pour lui, l’apocalypse a déjà eu lieu, qui se vit dans l’acceptation de sa pauvreté. Pour qui a soif d’absolu, l’expérience du dénuement et du renoncement est expérience vivifiante.
Ainsi de cet aveu de la « pauvreté noire » originelle qui court dans le second texte de « Contre-terreur » jusqu’à son aboutissement :
« La pauvreté noire revint parce que je n’avais rien... » / « Le poing noir se montra de la plus usée des pauvretés, sans un clapotis d’âme »… / « Voici venir une pauvreté de saison nue où l’âme se tiendra comme un poing muet en même temps que connu… / Petite sœur prête à pleurer, proche de moi, qui es moi, aimons, aimons la pauvreté quand elle irrigue ».
Contre la terreur éprouvée face à la vie et au « vide inguérissable » qu’elle ouvre, l’avènement de l’écriture. Le temps du vitrail peut advenir, comme le suggère la peinture de Philippe Hélénon ― peinture en forme de tesselles de verre translucide serties de noir ― dans la page qui précède les poèmes de « Sed libera nos a malo ». Neuf très beaux poèmes, proches, par l’esprit, de la prière (Confiteor) et du psaume (Psaume 129). Des poèmes pour faire reculer la terreur, pour détourner l’absurdité des choses, pour tenter d’agrandir le monde au-delà de soi-même. Des poèmes pour contrecarrer la peur et « réapprendre la vie sauve ». Ainsi le suggèrent ces quelques vers :
« Le ciel vide de chimères
Est pourtant bien trop grand
Pour un lieu si petit
Marie-toi, étranger
Étranger, marie-toi ! »
Mais aussi des poèmes pour dire la beauté espérée du monde :
« Le regard tout là-bas danserait
Où la neige est lumière ignorante du gel »
ou encore le désir de mots autres que ceux du poète pour nommer ce monde :
« Les poètes ont des mots pour la beauté
Je voulais d’autres mots
Pour le monde qui ce soir accomplit son office de calme… »
Pour ouvrir à l’amande son chemin de rigueur ; rigueur envers soi-même rigueur envers autrui. Ou pour permettre au monde une extension bienfaisante. Ainsi du poème intitulé « Le dialogue flexible », où se dit la proximité-rencontre, chère aux surréalistes, de la fenêtre et de l’enfant :
« Face à face énervé de la fenêtre et d’une solitude
Un enfant à côté pris dans cette solitude
La fenêtre comme une femme fait glisser
Sa main dans ses cheveux
Avec un bras parti là-bas où traîne une lueur […]
[…] L’enfant le regard et la fenêtre sont roses de ce monde
― Roses profondes ―
Lorsque la vie est sauve
Entre un babil de bébé et le silence »
Mais la terreur est toujours là. Tenace. Irréversible. Le sentiment de la perte demeure et, avec lui, celui du renoncement, de la défaillance, de l’insuffisance. Et au-delà, de l’incapacité de l’homme à aimer.
« Le crépuscule arrive j’ai failli
J’ai failli
Ayant fini mon jour hélas
Et non l’œuvre due pourtant à ce jour
Le paysage vire sur tons de roses veules
Autour d’un cœur
Pas assez cœur
— Comme chaque cœur » (Confiteor)
C’est pourtant au vif même de ces faiblesses que surgit la question essentielle. Celle qui repousse un instant l’idée du néant et le met en doute : « Y aurait-il pour rien tant de musique ? ».
Peut-être la réponse se trouve-t-elle dans « Ateliers de Braque ». Dans le dernier poème de cette section, le narrateur-poète s’absorbe dans la contemplation des oiseaux du peintre qui habitent « un halo d’espace blanc / Tout frissonnant de foi prémonitoire… » Une foi qui « déplace les images » et conduit la poète à l’évidence :
« Tous ces oiseaux coulaient de source. »
Plus sûrement la réponse se trouve sans doute dans l’« Art Poétique » sur lequel se clôt La Cavalière indemne.
« Sans preuves ». Avec l’écriture comme ligne d’horizon, le narrateur-poète poursuit sa quête de l’inaccessible. « Je voulais voir le palais de cristal que je nomme le monde. Les vitres en sont de toutes les couleurs, mais je cherchais l’odeur qui, selon toute probabilité, est aussi le signe de mon Dieu. »
Sans preuves cependant que ce qu’il avance soit clairement défini ou vérifiable ; que ses méditations épousent l’exact contour de la pensée. Une question, surtout, obsède. La parole. L’immense parlure de notre temps a-t-elle remplacé la parole poétique ? C’est ce qu’énonce le narrateur-poète.
« Entre une fumée de cigarette et son refus de sourire, le poète, qui la croyait de verre, prit le temps de transformer la cage du monde en un gigantesque parloir. »
Serions-nous prisonniers de nos subterfuges de nos masques de nos fuites de notre déraison ? De l’immense cacophonie dont les poètes se seraient rendus responsables ? Peut-être, face à cette profusion incontrôlable, est-ce le silence qu’il faut choisir ? C’est ce vers quoi tend ici le poète.
Ainsi, en dépit de toutes les hésitations et de toutes les blessures que la vie inflige, le choix est-il conclu, la décision prise. Courageuse, exemplaire. Évidente :
« Je voyagerai avec les idées, parmi elles, contre elles, et me frayerai, entre leurs menaces, un chemin qui, dans un sens ira jusqu’au silence et dans l’autre, jusqu’à un visage autrefois vu de près, où pourra continuer de se jouer, entre deux comédies, ma grâce. »
Assoiffé d’azur et de cristal, le poète cherche des ponts. Passerelles et arches, bras et doigts, sutures ; et peut-être mots, susceptibles de recréer les liens entre l’ailleurs et l’ici-bas. Des mots pour rendre à la montagne toute sa force de temple et sa lumière. Et à l’homme sa modeste jubilation originelle. « L’homme humblement prenait le pouls du monde cependant que se rapprochait de lui une échancrure de la montagne. » Il en était ainsi jadis où « les doigts crépus de nos vergers tressaient des arches naines à l’allégresse ».
La poésie de Gabrielle Althen s’appuie sur une rhétorique recherchée, maîtrisée avec art. La métaphore, le zeugma, les enchâssements et les inclusions, les personnifications audacieuses, les constructions syntaxiques complexes, le passage entre concret et abstrait, les correspondances verticales, les répétitions et leur musique — « Musique et mots ! Musique des mots ! Retour du temps ! Retour du même ! » — sont pour la poète des outils dont il est impensable de faire l’économie. Autant de figures ouvragées qui permettent au narrateur de La Cavalière indemne d’apprivoiser les limites de ses questionnements, de dompter ses propres proies, de les transcender par l’écriture :
« Une pierre dans l’azur fut ma moisson de pensée pâle. Ce fut aussi un angle et la tendresse. Je ne savais toujours pas quel chemin allait de l’un à l’autre, ni si ce beau dessin pouvait se parcourir dans les deux sens comme l’échelle de Jacob. »
Cependant, et paradoxalement, le rêve de beauté alimente la peur. Il ouvre sur le vertige abyssal de ce que nous nous refusons de reconnaître et de nommer.
« L’abîme commence là-haut et nous le savons tous, puisque nous avons peur et que nous colmatons les fenêtres qui donneraient sur le cristal. »
De sorte que la peur se cultive, se dorlote et que le narrateur-poète en appelle à elle ; à sa présence intime consolatrice et touchante :
« Ô ma peur, ma petite compagne, précise et jeune sous le vent, reste avec moi dans l’air tendre. Tu me rappelles que je vis et mon visage cabossé d’émotions contraires connaît déjà la rectitude vampirique des corvées de lumière. »
Ainsi engendrons-nous nos propres monstres parce qu’inconsciemment nous chérissons nos souffrances et que nous nous nourrissons d’elles :
« Bien malgré nous pourtant, nous nourrissons de tout petits dragons, afin d’aimer plus sûrement le feu chaque jour. »
Nous faisons de même avec nos palissades. Sans cesse nous rebâtissons nos murailles. Nous habitons au centre même de la vie sans même en avoir conscience ni même avoir conscience de ce qu’elle est.
« La vie est là. La vie est toujours là, et nous rebâtissons nos palissades, sans bien savoir que nous habitons le cercle de son œil », constate le narrateur-poète dans « L’œil », texte d’ouverture du « Corps indélébile ». De sorte que la mort suit à notre insu « son imperceptible méthode ». Même au plus haut degré de la beauté ― la beauté culmine avec le « Divin Mozart », dans cet « Art Poétique » final où coexistent les contraires ― la mort applique pour nous ― qui nous sommes cru un instant bénis ― sa terrible « morsure ». Cependant, même avec la mort à nos côtés, « d’inexplicables perles volaient sous le nuage, une fontaine heureuse nous comblait. » Il fut ainsi donné à chacun de connaître la jubilation.
Portée par une réflexion dense et un style exigeant, l’écriture de Gabrielle Althen est une écriture de haut lyrisme et de spiritualité. Habitée par le souffle, elle est éblouissement. De cette traversée d’« amande noire », le lecteur ne peut sortir indemne. Quelque chose le touche de cette « crise de vide », qu’il reconnaît comme sienne et partage. Que faire alors face à « la mort nue comme une offrande sur du verre » ? Se raccrocher peut-être à cette phrase émouvante de simplicité énigmatique : « Les petites routes empourprées avaient cessé d’être fuyardes ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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