Source PIETRO CITATI, LA MORT DU PAPILLON | ZELDA ET FRANCIS SCOTT FITZGERALD (extrait) Tendre est la nuit, publié le 12 avril 1934, tandis que les tableaux de Zelda étaient exposés à New York, est le chef d’œuvre de Fitzgerald. Lorsqu’il parut, il portait une dédicace à Gerald et Sara Murphy, ses amis de la Côte d’Azur. Fitzgerald le commença plusieurs années auparavant, en 1925 ; il l’écrivit et le réécrivit, l’abandonna et le reprit, transforma complètement événements et personnages, y insinua sa propre vie, changea le titre, et se demanda pendant des années s’il parviendrait à le finir. Il vécut si longtemps dans son orbite qu’il lui semblait souvent que le monde réel disparaissait, et que le livre seul était réel. Quand celui-ci vit le jour, Fitzgerald était épuisé. Il n’avait plus aucune force. Il craignait même d’en avoir endommagé l’architecture en laissant l’abus d’alcool ruiner la dernière partie. Mais le livre est parfait, bien qu’il n’ait pas été aimé (ou fort peu) des lecteurs de 1934. Comme il l’écrivit aux Murphy presque trois ans plus tard, Fitzgerald avait une consolation : « Qui a dit qu’il était stupéfiant de voir combien les douleurs les plus profondes peuvent se changer, avec le temps, en une sorte de joie ? Certes, la coupe d’or est brisée, mais elle était d’or. » Tendre est la nuit est un roman sur le charme. Ce don, qui est à l’origine de la civilisation grecque, appartient surtout à Hermès, et signifie « fasciner par le regard », envoûter par la poésie, l’éros, l’oubli, le récit, la magie, le sommeil, l’espérance. Malgré les grâces de sa conversation, Fitzgerald eut toute sa vie le sentiment de ne pas posséder le véritable charme. Il n’en avait pas l’équilibre, la durée, la cruauté et la force. Il était trop précis, trop pédant ; il conservait trop de notes. Quand il représenta la figure de Dick Diver, bien qu’il lui eût confié une partie de son caractère et de son existence. Par ce double jeu d’identités et d’escamotage, il tenta de se connaître et de se comprendre, comme il avait essayé de le faire dans plusieurs livres. Je ne sais s’il y est parvenu. Dick Diver était un artiste, un inventeur, un chef d’orchestre, un psychiatre, un metteur en scène du charme : partout où il paraissait, sur la Côte d’Azur, à Paris et même aux États-Unis, sa voix, traversée d’« une mélodie irlandaise à peine perceptible, séduisait le monde. » Quand il s’adressait à ses amis et relations, il donnait l’impression d’avoir pour chacun des soins et attentions particuliers, révélant à chacun ce que son existence avait « d’unique et d’incomparable ». Il persuadait chaque ami de son affection, le débarrassait de la patine des compromis qui dissimulait son esprit ; et il lui ouvrait « de nouveaux mondes, une succession infinie de magnifiques possibilités. » Il l’inventait à partir de rien en tant qu’être humain, comme s’il eût été Dieu, ou le Démiurge. Il inventait les lieux, peignant les couleurs rose-pourpre et crème, ou les mystérieux verts laiteux, les montagnes, les collines et la mer de la Côte d’Azur. Quand il disparut, peut-être la Côte d’Azur disparut-elle aussi dans la grisaille et l’indifférence. […] Pietro Citati, La Mort du papillon, Zelda et Francis Scott Fitzgerald, Éditions Gallimard, Collection L’Arpenteur Domaine italien, 2007, pp. 80-81-82. Traduit de l’italien par Brigitte Pérol. |
■ Voir aussi ▼ → (sur Terres de femmes) 10 mars 1948 | Mort de Zelda Fitzgerald (+ extrait de Tendre est la nuit) |
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