Du sang, de la bile, de l’encre et du malheur,
Éditions de l’Amandier,
Collection Mémoire vive
dirigée par Joëlle Gardes, 2015
Lecture d’Angèle Paoli
Source “LE VRAI VISAGE” DE LOUISE COLET Les chemins se croisent présent-passé-présent. Va-et-vient incessant, les souvenirs affluent, qui refont surface au fil des jours, dans l’espace exigu d’un hôtel parisien de la rue des Écoles. La pluie bat les fenêtres, le ciel est uniformément gris. Une solitude extrême à quoi viennent s’ajouter la maladie et les crises de rhumatismes. Telle est la bien triste réalité à laquelle Louise Colet est désormais confrontée. Réalité d’une nature bien différente de celle de l’enfance méridionale et ensoleillée d’antan, partagée entre la belle demeure familiale de Servanes, près de Mouriès, et l’hôtel particulier de la rue de l’Opéra, à Aix-en-Provence. Louise Colet écrit. Malgré l’usure de ses os et les douleurs qu’elle lui inflige. Écrire ? Comment y renoncer quand l’écriture a été la passion d’une vie tout entière ? Y renoncer ne reviendrait-il pas à précipiter la venue de la mort ? Que faire d’autre du reste, lorsque la vieillesse est là, que les amis s’en sont allés et que les difficultés financières ne permettent pas de donner davantage de sel à la vie ? Louise Colet – née Louise Révoil – écrit. Comme elle l’a toujours fait. Elle confie aux pages ses chagrins, ses désarrois, ses désillusions. Ses colères. Tout ce dont sa vie de femme et de femme de lettres a été modelée. Mais, sous sa plume, sous ses mots et ses réflexions, c’est une autre voix qui affleure. C’est la voix de Joëlle Gardes que l’on entend. Jusque dans les inflexions. Une voix qui vibre pour celle dont elle écrit le roman, le récit d’une vie, avec une empathie maîtrisée mais réelle. Pour ne pas dire avec une vraie passion. Intitulé Louise Colet, le dernier roman de Joëlle Gardes porte en sous-titre cette énumération nominale : Du sang, de la bile, de l’encre et du malheur. Solidement ancré dans l’Histoire des grands mouvements politiques du XIXe siècle, le récit de Joëlle Gardes s’appuie sur des données biographiques documentées. Alimentée par de nombreuses lectures ― en particulier bien sûr par celles des œuvres mêmes de la femme de lettres ―, Louise Colet est une fiction dans laquelle les voix respectives des deux femmes tissent une belle partition qui mêle intimement l’écriture et la vie. Émouvante partition, parfois interrompue par le regard distancié d’un narrateur extérieur qui commente, par des inserts en italiques (« des vignettes »), certains aspects ou moments de la vie de Louise. S’agit-il de réhabiliter Louise Colet ? C’est sans doute l’un des objectifs que poursuit en secret Joëlle Gardes. Femme de lettres, comme son héroïne. Rendre justice à Louise Colet. La rendre à sa pleine personnalité de femme de chair de sang d’esprit et d’encre. La réhabiliter aux yeux du monde. Cela relève pour Joëlle Gardes de l’engagement. Parce que la postérité n’a gardé de Louise Colet, journaliste attachée à défendre avec ses mots de larmes et de sang la cause des femmes, que les échos de ses amours tumultueuses. Elle est certes Louise Colet, écrivain, poète et quatre fois prix de poésie de l’Académie ; mais son nom est le plus souvent rattaché à celui des hommes qu’elle a aimés. Le philosophe Victor Cousin, Gustave Flaubert, l’avocat Désiré Bancel, les deux Alfred ― Musset et Vigny ―... et d’autres encore. Liaisons passagères, liaisons orageuses. Si la postérité a retenu le nom de Louise Colet, c’est indubitablement parce qu’il est associé à celui de ses amants. Et il ne reste plus d’elle qu’une ombre noircie par les propos malveillants que d’aucuns ont tenus sur elle. C’est pour dénoncer ce dénigrement réducteur et le plus souvent méprisant qu’écrit Joëlle Gardes. La poète-grammairienne écrit contre. Contre la lecture en négatif qui a été faite de Louise Colet. Au détriment de son œuvre de poète de conteuse d’essayiste. Et même de dramaturge. Effacée l’œuvre de Louise Colet. Oubliée. Qui se souvient en effet des poésies de Fleurs du Midi (1836) pourtant « sincèrement admirées » par le chansonnier Pierre-Jean Béranger ? Qui se souvient du recueil Penserosa (1840), inspiré par ses amours avec Victor Cousin et remarqué par Juliette Récamier ? Qui se souvient de Lui (1860) ― récit « inspiré par ses liens avec Musset » ―, dont le « journaliste Philarète Chasles » « a écrit le plus grand bien ». Selon le « célèbre journaliste » en effet, « ce livre est le meilleur qu’elle ait fait ». Et celui-ci d’ajouter : « Il y a du sang, de la bile et du malheur ». C’est de la plume du « célèbre journaliste » que Joëlle Gardes tient son sous-titre. Qu’elle parachève et commente en empruntant la voix de Louise : « Du sang, de la bile, du malheur, si l’on ajoute de l’encre, voilà bien de quoi définir ma vie. » Mais, soyons honnêtes : qui, aujourd’hui, se souvient de ceux qui jouissaient alors d’une belle notoriété et animaient les salons de leur époque du tumulte de leurs exploits ? De Désiré Bancel ? De Pierre-Jean Béranger ? De Philarète Chasles ? Voire de Victor Cousin ? Ce sont là des noms qui refont surface un instant puis retombent tout aussitôt dans l’oubli où ils étaient relégués. « La gloire et l’éclat sont transitoires : qui, de notre siècle, survivra dans la mémoire, en dépit des honneurs reçus ? », s’interroge lucidement notre poète-grammairienne dans l’avant-propos. L’histoire n’a donc arbitrairement retenu de Louise Colet que ses « emportements » amoureux et ses déboires sentimentaux. À croire qu’« [é]crire serait pour les femmes de lettres une maladie, maladie des mains mal lavées, des cheveux mal peignés : c’est ainsi qu’on les décrit, déclassées, traîtres à leur sexe, au fond ni hommes ni femmes, des monstres. » Ainsi pense et s’exprime la « Louise Colet » de Joëlle Gardes. Et si, d’aventure, est accordé quelque crédit ou intérêt aux activités littéraires de ces dames, c’est pour mieux ironiser et les traiter de bas-bleus. « Serions-nous maudites, nous autres femmes qui avons voulu acquérir quelque renommée par nos talents littéraires ? Devons-nous payer le prix des rares moments de gloire qu’ils nous ont acquis ? Jamais, pourtant, je n’aurais voulu, je n’aurais pu renoncer à l’écriture ». Réhabiliter la talentueuse et non moins belle Louise Colet, tel semble bien être, en vérité, le profond désir qui anime Joëlle Gardes à travers le récit mouvementé de la vie de son héroïne. Une vie riche en engagements et en combats. Ainsi, en bonne héritière des Lumières, Louise Colet est-elle le parangon même de l’anticléricalisme viscéral auquel Joëlle Gardes souscrit. Louise Colet dénonce l’obscurantisme dans lequel le clergé maintient ses ouailles, les femmes en particulier. En témoigne le discours enflammé qu’elle prononce, à l’âge de soixante ans, au moment de la proclamation de la République, devant un parterre de mille personnes : « Je pensais à Mirabeau, je me sentais emportée par le souffle puissant de la foi en l’humanité. Avec la proclamation de la République, je croyais que les charlatans, les imposteurs, les corrupteurs de l’esprit du peuple seraient enfin chassés. Notre-Dame de Lourdes et de la Salette, les deux vierges rivales, qu’on vénérait depuis quelques années pour leurs prétendues apparitions, je voulais les dénoncer, ainsi que toutes les superstitions qui empêchent le développement des idées de progrès et de l’amour de la patrie. Les femmes, je ne le sais que trop, en sont les premières victimes. » Mariée ― de son plein gré ― à l’âge de vingt-quatre ans au musicien et compositeur Hippolyte Colet, qui la tiendra sous le boisseau, elle parvient à tenir salon. Comme son amie Julie Candeille ou comme Juliette Récamier. Là, dans ces rencontres hebdomadaires, s’échangent avec brio les idées, entre habitués et amis. Là se refait le monde. Farouchement républicaine, Louise Colet se bat. Elle se bat pour les autres. Elle se bat pour elle aussi. Pour que soient respectées par les hommes les valeurs d’égalité en lesquelles elle croit. Tempétueuse, passionnée, Louise Colet rêve d’une société qui se battrait pour une France qui prendrait exemple sur sa proche voisine : l’Italie. Héritée de son père, Henri-Antoine Révoil, sa passion pour l’Italie est alimentée par ses voyages et par ses lectures. Notamment celle de Mes Prisons (1832) de Silvio Pellico. Elle se dit « très impressionnée par le sort des Italiens en lutte pour leur Indépendance ». Elle voue une admiration sans bornes à Garibaldi, ce « Christ laïque » pour qui elle a composé des vers lors de son entrée dans Palerme, et qui lui a serré la main à Turin et à Naples. Elle vibre pour le Risorgimento et pour cette unité italienne qui la bouleverse. Dans le même temps, elle déplore que les hommes politiques qui gouvernent son propre pays, fassent passer leurs intérêts particuliers avant l’intérêt collectif. Elle dénonce avec verve et ferveur les bassesses et les compromissions des hommes de pouvoir. Elle réprouve, se mettant en cela au diapason de la voix d’Edgar Quinet, cette « République sans républicains » qui se vautre dans le luxe, oublieuse, dès les lendemains de la Commune, du sang versé. Les causes qu’elle défend, c’est haut et fort qu’elle le fait. Sans mâcher ses mots. Louise Colet est une femme libre en vérité. Cela lui vaut l’inimitié de certains des misogynes les plus célèbres de son époque : Jules Barbey d’Aurevilly (dans Les Bas-bleus, 1878) qui voit en elle « le bas-bleu même », « union pittoresquement claudicante d’une Gorgone et d’une Madame Trissotin », et va jusqu’à écrire de Louise que sa beauté « ne manquait ni d’éclat tapageur ni d’opulence charnue », mais qu’elle « n’avait ni distinction idéale, ni chasteté ». Théophile Gautier, qui fréquenta un temps son salon « tant qu’il espéra son aide pour sa [propre] candidature à l’Académie française », et qui prit ses distances par la suite. Alexandre Dumas fit de même. Le journaliste Alphonse Karr ― pour autant, qui aujourd’hui se souvient de lui ? ― ne se prive pas de se moquer d’elle dans sa revue satirique Les Guêpes. Sans parler des amis mêmes de Flaubert : Louis Bouilhet l’ingrat et Maxime Du Camp (« l’âme damnée » de Louise), qui la dénigraient par leurs propos aux yeux de son amant. Parmi les femmes, George Sand est sans pitié. Louise Colet ne peut attendre d’elle aucun soutien. Ni de femme à femme ni d’écrivain à écrivain. Si elle compte « quelques amies dans la vraie vie », ses « meilleures amies » sont les « amies imaginaires » : Madame du Châtelet, Madame Roland, Charlotte Corday… Quant à ses amis hommes, ceux qui la soutiennent et l’estiment, ils existent bien sûr. Ils se nomment Victor Hugo, Leconte de Lisle, dont Louise Colet aimait « la poésie et l’âme républicaine ». Ils lui seront toujours fidèles. Ils se nomment aussi Pierre-Jean Béranger et Philarète Chasles. Mais sûrement pas Gustave Flaubert : l’autre passion de sa vie, à l’égal de l’écriture. Cette rivale. Sa passion pour Flaubert, malgré tout le mal qu’il lui a fait endurer, continue de la tourmenter à travers le fantôme de Gustave dont elle n’est jamais parvenue à se détacher. Ainsi Louise Colet est-elle une femme plurielle, comme tant d’autres femmes méconnues. Sous la plume de Joëlle Gardes, l’héroïne rejoint la longue cohorte des femmes oubliées. Dont Olympe de Gouges, pour ne citer qu’elle, qui s’est vu confisquer son talent de dramaturge et a péri sur l’échafaud. Louise Colet est sans doute imparfaite. Pas vraiment une mère idéale, ni une épouse modèle. Mais elle est volontaire, enthousiaste… et insoumise. Comment admettre et supporter que quarante-trois années de vie de plume – de 1836 à 1879 ― se puissent réduire à néant ? Joëlle Gardes s’attache à rendre à Louise Colet son « vrai visage ». Louise Colet en son temps s’était attachée à semblable défi : « Je croyais que mes écrits ne pouvaient faire que du bien, mais évidemment, la réserve n’a jamais été de mon fait et ma pire crainte à moi a été de ne pas jouir d’assez de publicité. En tout cas, j’en ai fait à ces femmes admirables, peut-être condamnées à l’oubli définitif sans les histoires que j’écrivais pour elles. J’ai toujours cru en la mission de l’écrivain et j’ai cherché à mettre mon talent au service de mes sœurs reléguées dans l’ombre […] ». Une bien belle entreprise, et ambitieuse, que celle de Louise. Relayée dans Louise Colet par la lecture éclairante et passionnante de la romancière. Joëlle Gardes s’inscrit ainsi dans la noble lignée des femmes qui mettent leur talent « au service des sœurs reléguées dans l’ombre ». Elle s’inscrit contre. Contre ceux qui pensent et déclarent aujourd’hui encore, sans barguigner et à qui veut complaisamment l’entendre, que se battre pour la défense des femmes ― et, qui plus est, des femmes de lettres ― est décidément un combat dépassé ou « d’arrière-garde ». Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli |
LOUISE COLET ■ Louise Colet sur Terres de femmes ▼ → 15 août 1810 | Naissance de Louise Colet (+ extrait de Louise Colet, par Joëlle Gardes) → 23 août 1846 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet → 19 septembre 1852 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet → 16 décembre 1852 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet → 26-27 mai 1853 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet ■ Voir aussi ▼ → le site de Joëlle Gardes → (sur le site des éditions de l'Amandier) une bio-bibliographie de Joëlle Gardes → (sur Terres de femmes) une bibliographie de Joëlle Gardes → (sur Terres de femmes) 7 mai 1748 | Naissance d’Olympe de Gouges (note de lecture sur Joëlle Gardes, Olympe de Gouges, Une vie comme un roman) |
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