Le 4 mars 2004 meurt à Paris le compositeur et chanteur toulousain Claude Nougaro. Source Dix ans plus tard, l’écrivain et poète Yves Charnet, passionné de chanson et de jazz, ouvre ses « archyves Nougaro ». Rassemblées dans Quatre boules de jazz | Nougasongs. QUATRE BOULES DE JAZZ (extrait) Je raconte à Rachida, dans un lit très bas, mes adieux avec Clôde. À voix basse ; ma bouche dans ses boucles. Mais je m’égare. Encore une fois, une fois encore. Les élèves de mon séminaire savent. Mon séminaire sur les traces de la peinture moderne. Ça tourne. Van Gogh, Cézanne ; Picasso, Giacometti ; De Staël, Soulages. « Mais quel était exactement le thème du séminaire. Cette année, Monsieur Charnet. » Ça tourne. Concentration, Yves. Avec le recul des années, la rencontre avec Nougaro m’a donc paru pouvoir être interprétée comme un événement. Au sens de Breton dans Nadja. « L’événement dont chacun est en droit d’attendre la révélation du sens de sa propre vie. » Selon l’optique des années profondes. Peut-être que je n’attends plus d’autre changement, à cinquante ans bien trépassés. La révélation plutôt que la révolution. C’était un appel très serein, très apaisé. Ultime coup de fil. Et Dieu sait que ça n’avait pas été son fort. La paix de l’âme ; le calme en dedans. Nougaro m’avait donné rendez-vous en avril. Après la fin de sa chimio. Il viendrait enfin se reposer dans son appartement, quai de Tounis. En avril, à Toulouse. Il viendrait se ressourcer en regardant le fleuve. Depuis son balcon sur la Garonne. Claude m’avait donné ce nouveau rendez-vous. « En avril, Yves, à Toulouse. » Il est mort en mars. À Paris. Personne ne sait. Surtout pas les incurables. J’ai chialé ce dimanche d’hiver, après notre coup de fil. Beaucoup, longtemps. J’en pleure encore. Quelque part, en dedans. Je me raccroche, ce soir, à la toison de Rachida. Sa toison moutonnant jusqu’à l’encolure. On confie tout à certaines femmes. Notre nudité la plus intime, nos secrets les plus infimes. Ça s’appelle l’amour. Marie-Pierre, Rachida. Marie-Pierre est partie en arrachant de mes os toute la chair de ma jeunesse. Plus nu que nu, après. On ne se retrouve pas. Quelqu’un d’autre, toujours ; après les ruptures. Il n’y a rien qui vous altère comme ça. Les deuils, les divorces. Rien qui vous abîme. Si profondurablement. On assiste impuissant aux métamorphoses de son propre personnage. Ce polichinelle provisoire ; ce dérisoire fantoche. On n’en finit pas de se faire démolir. Dans cette chienne de vie. On fait à son miroir cette gueule cabossée. La gueule de ce cabot cassé. Ma mère disait souvent ça. « Cette chienne de vie ». C’est dans une autre chanson. « La Chienne ». C’est dans le dernier album de son vivant. Embarquement immédiat. C’est dans cet album qu’il y a la seule chanson sur sa mère. « Mademoiselle Maman ». Est-ce qu’il se doutait qu’il embarquait pour un voyage sans retour. Claude Nougaro, le 7 septembre 2000. Il y aura bientôt treize ans de la sortie. Treize ans jour pour jour, le dernier album. Elle était déjà à bord. Cette chienne de mort. J’oublie toujours ma mère. Dans la liste des femmes de ma vie. C’est pourtant la première sur mon carnet de bal. Thérèse, ma drôle de fille. On appelait ça comme ça. Une fille-mère. Peut-être que j’écris ce journal à contretemps pour combler un manque. Le manque de notre rendez-vous d’avril. Le deuil fut ponctuel. Au printemps 2004. Ça s’appelle la poésie. Ces rendez-vous avec le manque. Il y a des printemps comme ça. Des trous à la place du temps. On tombe dedans. Comme dans une sorte de petite tombe. On met longtemps pour remonter à la surface. À l’air libre. Il m’aura fallu dix ans. Pour surmonter la mort de mon ami. J’écris ce livre comme un rendez-vous. Rendez-vous avec Nougaro. J’aimais noter ça. Dans mon agenda. C’étaient des jours de fête. Des jours de chance. Il y a cette fusée, quelque part, de Desnos. « La poésie comme un rendez-vous avec la vie. » Ça ferait un beau titre pour ce livre. Rendez-vous avec Nougaro. Il y aurait encore mieux. Le Rendez-vous d’avril. Mais personne ne comprendrait. « Du même auteur ». La liste des titres dirait la vérité. La vérité, quelle vérité. Même l’autofiction est encore une fiction. Surtout l’autofiction. Yves Charnet, Quatre boules de jazz | Nougasongs, Alter ego éditions, Collection Jazz Impressions, 2014, pp. 113-114-115. |
■ Yves Charnet sur Terres de femmes ▼ → Quatre boules de jazz | Nougasongs (lecture de Michèle Finck) → Difficile séjour → 14 juillet 1997 | Yves Charnet, Notes fantômes (inédit) → 10 juin 2012 | Yves Charnet, La tristesse durera toujours (extrait) → La tristesse durera toujours (lecture d’AP) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site d’Alter Ego éditions) la page de l’éditeur sur Quatre boules de jazz | Nougasongs |
Retour au répertoire du numéro de mars 2015
Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
Retour à l’ index des auteurs
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.