« SE TENIR ENTRE »
Voici un recueil de poèmes qu’Anne Bihan place résolument sous le signe de la dualité :
« Deux ciels s’épousent à la césure des mers
de l’un je reconnais la langue goémonière
de l’autre les voies ouvertes à qui suit ses chemins […]
deux pays s’étreignent là où je m’assemble
ce cahier est sans retour. »
Le recueil gravite autour de l’expérience de l’entre-deux : entre îles et continent, entre les terres et les mers, bretonne et océanienne. Entre deux postulations, l’une sensitive et sensuelle, l’autre méditative et réflexive qui sont peut-être les deux facettes de cet écrivain. Mais il serait réducteur de ramener cette dualité à la biographie de celle-ci, originaire de Bretagne et vivant depuis de nombreuses années en Nouvelle-Calédonie. D’ailleurs le texte lui-même ne cite jamais aucun de ces toponymes et préfère celui de « Kanaky ». Loin de la carte postale et de l’exotisme de pacotille, on saisit que se joue ici une rencontre authentique de l’autre.
Dans ce flux d’impressions qu’est le recueil, il y a ces trois « amers » posés de part en part qui s’ouvrent en six « variations ». Ils balisent cette suite composite de poèmes brefs, de petites proses, de souvenirs d’enfance et de bribes de chansons, tissés dans le fil du texte à côté d’injonctions à soi-même. Comme le suggère le mot « variation », cela produit une composition musicale très élaborée qui se dédouble en poèmes sur le mode mineur et d’autres sur le mode majeur. Ces derniers étant le plus souvent liés à la présence marquée de l’enfance : il n’est presque pas de page où l’on ne trouve un enfant. Mais point de temps retrouvé ici : l’enfance est une matrice d’un certain rapport au monde et aux grands espaces entre mer et Loire qui fut celui d’Anne Bihan. Se souvenir, pour elle, c’est sentir. Et les souvenirs appartiennent aux yeux, à la bouche, aux oreilles :
« goûte
ce mulon blanc
les yeux
points noirs
des civelles
ne regrette rien
ton ventre est l’océan. »
Anne Bihan engage le lecteur dans un dialogue qui regarde le monde. Dialogue tout à la fois vivant et essentiel. La présence liminaire de Jean-Pierre Abraham le confirme, la poésie est, pour elle, traversée autant intérieure que géographique. D’autres poètes passent dans son trajet d’écriture : « la diverse parole » semble un clin d’oeil à Segalen, le « cahier sans retour » à Césaire.
Ici, on est dans le « décalage », tel est le titre d’un des poèmes. Mais ce décalage, loin de n’être qu’horaire, est bien existentiel. C’est aux antipodes de toutes nos références que nous nous trouvons. Dans le décentrement de l’être, en un non-lieu que ne désavouerait pas Gilles Deleuze dont la lecture est familière à Anne Bihan. « Se tenir entre », tout est là. Dès l’entame, l’injonction à l’infinitif en est posée et se répète sur ce mode verbal dans une douzaine de poèmes ― étonnant usage du mode le plus impersonnel pour dire le plus intime :
« Temps venu
de se déprendre
habiter l’évidence de n’être
ni l’un ni l’autre oser
se tenir entre
t’assembler par-delà. »
Il s’agit d’une poésie de l’apostrophe qui s’adresse autant au poète qu’au lecteur. Qu’est-ce que l’identité ? Qu’est-ce que l’appartenance ? s’interroge celle qui choisit les « appartenances plurielles ». C’est se situer à l’opposé de l’enracinement, des certitudes ancrées et de nos perceptions ordinaires du monde. C’est échapper aux cadres, habiter dans la mouvance et dans l’incertitude de l’entre-deux, loin des vieilles digues de l’habitude :
« Se tenir
entre reconnaître
à la source la radicale étrangeté
de l’autre de tous ces autres sans qui […]
oser l’ombre debout de l’ignorance »
Et aussitôt, jouant à merveille de cette dualité si caractéristique, cette écriture quitte le terrain méditatif pour se faire charnelle : le monde s’ouvre alors aux odeurs iodées des mers bretonnes ou « aux souffles du grand dehors sous l’arbre-éventail ». Le lecteur qui attendrait des sensations pittoresques en est pour ses frais. Et si l’on en doutait, les mines de nickel ou la chaussée des pauvres nous parlent de l’envers de l’exotisme. Anne Bihan le dit : elle ne se veut pas écrivain voyageur. Les éléments de la nature, les objets sont posés là comme autant de signes ethnologiques, cauris, nattes, sel et brisants, dents et coquillages, qui s’entremêlent subtilement. Aux folles hirondelles de la Loire fait écho, en surimpression rouge et verte, « le vol des perruches ébouriffant l’aube de lignes éphémères ». Où sommes-nous ? Que suis-je ? se demande celle qui parle. Ni atlantique ni océanienne, c’est entendu. Une femme océanique avec un corps à la dimension de l’océan, dirions-nous en suivant l’image audacieuse du titre. Au commencement était la mer. Car sa poésie prend corps en cet océan originel, matriciel, comme l’évoque la superbe seconde page :
« …elle a toujours été là, dans le mouvement du fleuve, a toujours été par tout temps son horizon, son infini, à la démesure du ciel […] son odeur ― iode, goémon, marée ― sûrement a pénétré en premier le corps par les narines, cela ressent tout à son âge ; ou alors c’est avant déjà bien avant, écrit dans l’immensité bleue des yeux du père, peut-être dans sa voix entendue à travers la paroi de son ventre à elle, qui toujours en rêve… »
« il » et « elle » et la mer, rien de plus. Comment dire plus simplement l’enfance de l’humain ? Et cette femme-océan mange la chair des choses, le sel des marais bretons et la pulpe des mangues savourée devant la mer. Autant de gourmandises que sa poésie incarnée nous met en bouche.
Mais cette posture de l’entre-deux n’est pas facile à vivre. Traverser ce que Segalen nomme le « divers » n’est pas sans risque. Cela renvoie constamment à cette « étrangèreté » de qui n’est pas d’ici et se trouve confronté à d’autres rites, à d’autres us et coutumes :
« sous l’abondance cérémonielle et composite
des couvre-chefs
lentement tresser l’organique parade
le fil sans fin d’une autre parole. »
Ce parti-pris oblige à des pertes consenties, à des déprises parfois douloureuses. Pour dire « ces jours sans rive » de ce qui fut quitté, Anne Bihan fait naître de puissantes métaphores :
« Le matin qui s’étonne
de la voûte à grande eau lavée par la douleur
livre aux vents la chambre vide »
ou bien encore cette image étrange pour exprimer de secrètes fêlures :
« sur la cour des enfants s’empoignent pour
ne pas pleurer »
À plusieurs reprises, les paroles du père, l’évocation de sa mort reviennent en ligne d’échos dans le recueil, tramées comme ces objets tissés qu’affectionne Anne Bihan, en une texture de vie irréductible :
« …il dit ma petite est comme l’eau elle est comme l’eau vive, ne chante pas très bien mais l’emmène en bateau ; peut-être ce n’est pas la mer qu’elle voit d’abord mais sa présence et la joie qu’elle pose, la mer, sur le visage du père »
ou bien :
« Un vol de paupières obscurcit l’horizon
bleus les yeux du père sève des regards
sa mort livre au noir »
Les déchirures, les séparations, les morts sont évoquées avec la plus grande simplicité, suggérées en sourdine à travers des réseaux d’images : « entre les écueils les fissures les gouffres ». Souvent, ces images sont reprises quelques pages plus loin et font un effet de ressac, comme ici :
« et par-delà les fissures et les gouffres
choisir
l’effacement sans fin de toutes choses. »
L’absence de ponctuation, les blancs typographiques qui brisent les vers font souvent flotter le sens. Poème après poème, le lecteur se perd sans s’égarer, dans l’immense de l’océan.
Il faut lire et relire, laisser les mots faire leur travail. Le lecteur aussi doit se déprendre. Le questionnement vaut pour tous et pointe le chemin d’une quête toujours ouverte. Exigence heuristique qu’Anne Bihan sait marier à la force poétique profonde de la langue. Cela donne à sa poésie un éclat singulier, à la fois grave et jubilatoire.
Marie-Hélène Prouteau
D.R. Marie-Hélène Prouteau
pour Terres de femmes
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