« C’EST LA LUMIÈRE QUI VA DE LA TERRE VERS LE CIEL »
Énigmatique au premier abord, Soleil sur fond bleu de Christine Spianti est un livre qui s’avère très vite passionnant. C’est sans doute à l’auteur que l’on doit le choix de la première de couverture — un tableau de Paul Klee ( Vor dem Blitz, Avant l’éclair, 1923) dans lequel signes et couleurs (gouache, aquarelle et plume sur carton) entretiennent un étrange et vigoureux dialogue. L’écriture de Christine Spianti, elle-même riche en signes disséminés dans la trame serrée de l’ouvrage, élabore pareillement une constellation poétique savante qui conduit la pensée dans une interrogation incessante au cœur de la couleur/au cœur de la douleur.
Quels liens courent en filigrane d’un chapitre à l’autre (il y en a neuf) entre les différentes digressions-compositions qui nourrissent le récit ? Quels îlots émergent entre les pages à travers les dialogues ou à partir des récurrences qui rythment la réflexion ? Quels échos se répondent de loin en loin à travers des textes aussi différents que des ébauches de dialogues ou de fables, un récit de voyage et une « enquête » sur les fusillés du Mont-Valérien, une toile de Rembrandt et un tableau de Braque, une photo de Francesca Woodman et un collage d’André Breton ? Ou encore entre Braque, Pasolini, Klee, Giotto, Miró ?... Christine Spianti possède seule les clés de ces collages dont elle dissémine les pièces au gré de sa pensée, elle qui associe, dans l’espace singulier de son livre, images et textes, créant entre ces différents « éléments », des rapports inattendus susceptibles de susciter le questionnement tout en maintenant l’esprit en éveil.
Dans ce curieux assemblage, chaque objet — image et texte — existe à la fois pour lui-même et peut être considéré en tant que tel, mais aussi dans le rapport qu’il tisse avec sa mise en espace et son jeu avec le propos. De sorte qu’un va-et-vient incessant s’instaure, nourri par une série d’interrogations qui accompagnent la lecture en même temps que l’image. De sorte aussi que le lecteur poursuit son enquête dans l’intime de l’auteur, au cœur des passions qui l’animent et d’où naît la propre passion du lecteur.
De l’amour, de l’ortie et de la pomme, des nuages et des autres couleurs de la joie. Tel est le titre second de Soleil sur fond bleu. Au titre très pictural de l’ouvrage — conforté par l’image de la première de couverture — répond le sous-titre qui en élargit le domaine. À la dominante du jaune (soleil) et du bleu (fond) se substitue une thématique riche qui associe concret et abstrait. L’intitulé lui-même de ce sous-titre — « De l’amour, de l’ortie… » — semble privilégier la forme littéraire de l’essai. L’ensemble énumératif est associé aux « couleurs », lesquelles sont reliées à la « joie ». Cette association couleur/joie est confirmée par l’exergue, emprunté au philosophe Gilles Deleuze : « Je conquiers si peu que ce soit un morceau de couleur, j’entre un peu dans la couleur. Tu te rends compte la joie que ça peut être, la joie… » ( Abécédaire, 1988).
Couleur et joie, auxquels viennent se greffer l’amour l’ortie la pomme et les nuages, constituent la ligne d’horizon de cet ouvrage. Une ligne qu’inaugure le voyage à travers tout ce qui touche à l’essentiel de la « méditation » de Christine Spianti sur son chemin de vie. Ainsi, dès le chapitre d’ouverture, Christine Spianti écrit-elle :
« Comme je tiens à la vie.
C’est terrible et bon de tenir à ce fil léger, il ferait à peine un horizon, tel celui que je vois dans le pare-brise en traversant la Beauce, quand le ciel est à son amplitude maximum, les champs de blé ondoyants, et parfaite la majesté des éoliennes toutes dorées dans le matin. »
Les premières touches de couleur de Soleil sur fond bleu prennent donc naissance dans le paysage traversé avant d’atteindre l’Italie, « une ligne de climat d’un certain bleu lavande qui fait plaisir ». On s’attendrait à ce que la première image de l’ouvrage — une photo en noir et blanc — réponde à ces notations visuelles. Or la photo d’Alexandre Rodtchenko — Jour d’été 1929 —, surprend. On y voit deux personnes, un homme une femme, marchant en sens inverse sur une route, en bordure d’un canal ou d’un fleuve. Mystérieuse, la photo ne livre d’autre message que celui, immédiatement perceptible, de deux solitaires qui se tournent le dos et qui s’en vont, chacun de leur côté, dans la marche d’un jour d’été. Comment cette photo s’articule-t-elle avec le dialogue téléphonique de la conductrice qui traverse la Beauce et l’interlocuteur qu’elle s’apprête à rejoindre dans un village de montagne en Italie ? Rien dans le texte ni dans l’image ne permet de le dire. Incertitude de l’objet ? Incertitude du propos ? Il faut avancer plus avant dans la pensée de l’auteur pour faire la lumière sur ces écarts et pour les comprendre. « Il se trame quelque chose dans le noir », écrit-elle un peu plus loin, dans le magnifique texte-essai que lui a inspiré La Fiancée juive de Rembrandt. Et Christine Spianti d’ajouter :
« Celui-là seul qui fabrique un tapis sait le motif qu’il a conçu. »
Ainsi en est-il aussi de l’écrivain qui compose son ouvrage, agence les différents matériaux dont il dispose de manière à former un ensemble complexe et singulier dont lui seul possède le secret.
La première allusion explicite à la peinture est celle que Christine Spianti fait à Joan Mirò. Un trait blanc sur fond bleu, daté de 1925. L’irruption de ce trait dans la pensée de l’auteur, pensée cartésienne mais néanmoins mouvante, émouvante et subtile, « ouvre l’infini à tous les vents… ». Lignes d’écriture/lignes de rêves. Des correspondances s’établissent entre paysages et peinture, qui guident l’auteur dans sa traversée de la couleur. Comment se fait la soudure entre les différents morceaux qui composent ces collages ? Une « mince ligne » qui sépare et qui ralentit la lecture, oblige à franchir d’autres espaces pour trouver une réponse. Ainsi Christine Spianti conduit-elle son écriture en juxtaposant « des mondes côte à côte » ; en proposant, à la manière de Leonardo, « des parties autonomes de contenu identique. » « C’est [dit-elle] la composition qui ordonne l’intervalle entre chaque domaine. » Ainsi de la Beauce, « soleil et blé », « champs de colza », et de Juan Miró : Oiseau éveillé par le cri de l’azur s’envolant sur la plaine qui respire, 1968. Rêveries éveillées qui passent sans transition apparente du paysage capté par l’œil aux réflexions vagabondes qu’il suscite.
Le chapitre le plus énigmatique (à première lecture) de l’ouvrage est peut-être le deuxième. Il constitue cependant la « première étape » d’un cheminement (qui en comporte quatre), dans lequel se croisent et interfèrent, au cœur de la fable de la « Déesse cartésienne », quatre noms d’artistes d’époques et de sensibilités différentes : Woodman (photo) / Franceschini (peintre du XVII e)/Penone (photos)/Breton (collage). L’un des points d’accroche qui réunit ces éléments apparemment disparates est celui du reflet (eau/flaque/miroir) — depuis la photo de Francesca Woodman, Self reflection, 1975-1979, jusqu’au Puits enchanté de Breton, collage de 1931, en passant par Rovesciare i propri occhi / Renverser ses yeux, lentilles de contact miroirs, 1970 de Giuseppe Penone ou en revenant, comme dans une piste de jeu de l’oie, à l’ Allégorie de Baldassare Franceschini : La Vérité illuminant l’humaine cécité, 1650. Le regard joue un rôle important dans la mise en perspective de ces œuvres. Tandis que, dans le récit de la fable, la nudité de Diane, surprise au moment de son bain par le regard d’Actéon, renvoie à la nudité de Francesca Woodman qui offre celle de son corps à notre regard en même temps qu’au miroir dans lequel se reflète le chaos de son monde intérieur ; le regard est happé l’instant suivant par le collage d’André Breton dans lequel une jeune femme, buste tendu par une énergie indéfinissable (danger ? désir ?) semble émerger d’un encadrement, fenêtre ou toile.
On ne peut s’attendre à une analyse explicite de ces assemblages. Car « tout bavardage, toute anecdote rabaisse, toute publicité dégrade ». Mais la narratrice d’ajouter :
« Ce qu’elle exige, Diane, c’est que seul un regard sacré, un regard d’amour, se pose sur la nudité, et silence ! » C’était peut-être aussi ce désir-là que poursuivait sans relâche et sans jamais l’atteindre, la très talentueuse photographe américaine Christina Woodman, qui se suicida, à l’âge de 22 ans, le 19 janvier 1981. Œil miroir déformant — qui ne donne à voir que ce qu’il veut — le regard n’est-il pas ce capteur d’images qui déjoue notre attente brouille nos perceptions invente notre désir ?
« J’écris en face de moi, mais parfois j’envisage au lieu de voir ce qui est sous mes yeux », confie Christine Spianti au début de ce même chapitre.
Dans un essai remarquable qui allie peinture musique et réflexion sur les fiançailles, la seconde étape, essentiellement consacrée à La Fiancée juive (1666) de Rembrandt, l’est aussi à Anna-Magdalena Bach et à Georges Braque. « Représentation des fiançailles — Rembrandt, Braque » est un véritable hymne à l’amour. Un chant exaltant, dont l’intensité passe par la déclinaison des rouges pour La Fiancée juive, par « les vibrations harmoniques » d’un orgue pour Anna-Magdalena (Bach) et par la Résurrection de l’oiseau (1958) de Georges Braque.
« Au tablier de la jupe aussi, frémit le rouge cardinal. Il est l’ardent, le flamboyant. Et elle se pose un peu là, la Fiancée. C’est elle qui a choisi le rouge de sa robe, elle le trouve éloquent, c’est le rouge de la persuasion. Rutilant. Parfois, elle lui préfère la garance, le vermillon, le carmin ou l’amarante, cette fleur que le peuple nomme aussi fleur d’amour ou immortelle… »
Sans transition autre qu’une ligne de blanc, l’auteure nous transporte ailleurs, dans le monde de la musique.
« Hiver 1720. Église Sainte-Catherine à Hambourg. Anna-Magdalena écoute l’orgue. »
C’est par la puissance de « la musique temporelle » d’une cantate — « Je suis comblé » — qu’Anna-Magdalena fait la rencontre de Jean-Sébastien Bach. C’est par la complétude de leur passion que se fait le lien avec la lithographie de Georges Braque, Résurrection de l’oiseau :
« Elle est lui-même, il est son ombre à elle, comme l’oiseau de Braque, chacun prend vie en une seule résurrection. »
Grâce au chant de l’orgue et à son amour, Anna-Magdalena peut désormais affronter toute la souffrance du monde :
« Au milieu des pleurs, des cris, des choses abominables et autres piailleries des souris du temps, jambes nues dans les orties du monde, contusions et plaies à vif ni pansées ni cicatrisées, tout le grand brûlé de la douleur qui fait se détourner la tête vers le mur, à travers tout le bruit j’écoute ton chant. »
La douleur fait ici sa première apparition, préparant le lecteur à L’Enquête — « quête de vérité » qui conduit Christine Spianti dans La Clairière des fusillés du Mont-Valérien.
Quant au rouge, il cristallise l’amour de la « Fiancée juive » pour son fiancé. Rouge somptueux de sa robe, carnation délicate de sa peau qui se teinte d’un incarnat subtil, dès que la jeune fille prend la parole :
« Du rouge affleure à sa joue, aussi le long de sa nuque, à la base du cou dans le creux d’os du milieu, sur la gorge et le haut des seins, une petite quantité de pudeur couleur pomme d’api pour peindre l’heureuse surprise de vivre. »
De cet hymne à l’amour, Christine Spianti tire une leçon :
« la vraie joie n’a pas d’éclat au dehors, elle bulle à l’intérieur. »
Ainsi en est-il d’Anna-Magdalena Bach, de la « Fiancée juive » et sans doute aussi de Georges Braque dont on croise un peu plus loin l’oiseau de L’Envol (lithographie de 1960), « qui ne se distingue qu’à peine d’un reflet sur la vague. »
Liens lisières littoral sont pour Christine Spianti autant de points de suture, de rencontre et de réconciliation d’un monde dans l’autre / d’un monde avec l’autre. « Lignes d’impact ». Chercher les extensions cachées fait partie intégrante de la pensée esthétique de Christine Spianti, et sans doute aussi de son projet d’écriture. Et c’est Georges Braque, dans la troisième étape de l’ouvrage, qui nous offre du monde, la métaphore la plus magique et la plus aboutie :
« C’est ainsi que le bleu de Georges Braque est marin-végétal. Il plante des oiseaux dans le ciel, du ciel sur la terre, des îles dans les ailes, des arbres sur les algues et ainsi de suite, chacun est une extension de l’autre. Tel ce qui aime. »
Ou encore, quelques pages plus loin, cet hommage discret au grand peintre de Varengeville :
« C’est ainsi que Braque agrandit les yeux, il fait l’alliance de la toile à la pierre et de la terre à l’intenable, des réalités de l’infiniment petite émotion jusqu’aux bords du monde, du pictural au littoral. Tout contre. »
Agrandir les yeux, rendre le monde extensible, comme le fait Paul Klee avec Senecio (1922), trouver les « lignes d’impact » qui mettent en présence les « éléments » les plus inattendus, les réalités les plus éloignées, réconcilier les inconciliables, autant d’attitudes qui contribuent à créer des synergies (Mario Merz/Giorgione/Joseph Beuys/Georges de La Tour). Chacune de ces attitudes relève, chez Christine Spianti, du même désir que celui d’aimer « tout ce qui concourt à l’égalité ». La pierre et l’ortie, « l’égaré, le perdu » sont objets d’amour tout comme La Flotte de l’Égalité, 2008, de Thomas Hirshhorn. Ou « L’or de l’égalité entre jonquilles et genêts, le seul bien… »
Il faudrait encore évoquer la question de l’énigme. Dont Pic de la Mirandole et Giorgione, tous deux du même siècle, détiennent la palme. Le premier avec ses neuf cents thèses qui « visaient semble-t-il à concilier philosophie et théologie, AU NOM DE LA DIGNITÉ DE L’HOMME disait-il ». Le second avec La Tempête (appelée aussi L’Orage, 1507) : « merveilleuse énigme » non résolue, « invention prolifique, véritable machine à légendaire. »
De Giorgione qui « aimait follement les signes », Christine Spianti, se glissant dans les interstices laissés vacants par la biographie du peintre, imagine un « amour fou » et fait de La Tempête un dialogue crypté entre les amants.
« Une étendue de temps où les lignes s’entremêlent sans se dissoudre, l’intemporel mythique, l’éternel de la nature, le mortel, où l’instant de l’éclair côtoie l’instantané des sangs échangés… »
Ainsi, en inscrivant sa Tempête dans un réseau de signes indéchiffrables, Giorgione ante-t-il son paysage « dans une durée éternelle ». Il rejoint par là le vœu de Mario Merz dont l’inscription lumineuse du mur de lierre de la collection Peggy Guggenheim (1982-89, Venise) énonce : « se la forma scompare la sua radice è eterna » / « si la forme disparaît, sa racine est éternelle. »
« Le signe est une fracture qui ne s’ouvre jamais que sur le visage d’un autre signe », écrit Roland Barthes dans L’Empire des signes. Dans le sillage du grand sémiologue, Christine Spianti invite le lecteur à interroger chaque morceau du puzzle pour en savourer toute l’énigmatique force. Ainsi en est-il de la clairière de La Tempête où Giorgione « dépose nue la philosophie » comme de La Clairière qui résonne encore du cri des condamnés du Mont-Valérien. Elle « est le champ où peut se déployer le poème. » Parce que « le cri enracine et germe à l’infini ». Parce que « la mémoire du cri des fusillés, c’est la lumière qui va de la terre vers le ciel. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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