Le 4 janvier 1839, Gustave Flaubert offre à son ami Alfred Le Poittevin le manuscrit des Mémoires d’un fou.
À cette époque où on a coutume de se
faire des cadeaux, on se donne de l’or et des
poignées de main. — Mais moi je te donne
mes pensées ; triste cadeau ! Accepte-les —
elles sont à toi comme mon cœur.
Gve Flaubert
4 janvier 1839.
À toi mon cher Alfred
ces pages sont dédiées et données.
Elles renferment une âme tout entière — est-ce la mienne, est-ce celle d’un autre ? J’avais d’abord voulu faire un roman intime où le scepticisme serait poussé jusqu’aux dernières bornes du désespoir, mais peu à peu, en écrivant, l’impression personnelle perça à travers la fable, l’âme remua la plume et l’écrasa.
J’aime donc mieux laisser cela dans le mystère des conjectures – pour toi tu n’en feras pas.
Seulement tu croiras peut-être en bien des endroits que l’expression est forcée et le tableau assombri à plaisir. Rappelle-toi que c’est un fou qui a écrit ces pages, et si le mot paraît souvent surpasser le sentiment qu’il exprime c’est que, ailleurs, il a fléchi sous le poids du cœur.
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Adieu, pense à moi et pour moi.
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I
Pourquoi écrire ces pages ? — À quoi sont-elles bonnes ? — Qu’en sais-je moi-même ? Cela est assez sot à mon gré d’aller demander aux hommes le motif de leurs actions et de leurs écrits. — Savez-vous vous-même pourquoi vous avez ouvert les misérables feuilles que la main d’un fou va tracer ?
Un fou. Cela fait horreur. Qu’êtes-vous, vous, lecteurs ? dans quelle catégorie te ranges-tu, dans celle des sots ou celle des fous ? Si l’on te donnait à choisir, ta vanité préfèrerait encore la dernière condition. Oui, encore une fois, à quoi est-il bon, je le demande en vérité, un livre qui n’est ni instructif ni amusant, ni chimique ni philosophique ni agricultural ni élégiaque, un livre qui ne donne aucune recette pour les moutons ni pour les puces, qui ne parle ni des chemins de fer ni de la Bourse ni des replis intimes du cœur humain ni des habits du Moyen Âge, ni de Dieu ni du diable, mais qui parle d’un fou c’est-à-dire le monde, ce grand idiot qui tourne depuis tant de siècles dans l’espace sans faire un pas, et qui hurle et qui bave et qui se déchire lui-même.
Je ne sais pas plus que vous ce que vous allez lire. Car ce n’est point un roman ni un drame avec un plan fixe, ou une seule idée préméditée, avec jalons pour faire serpenter la pensée dans des allées tirées au cordeau.
Seulement je vais mettre sur le papier tout ce qui me viendra à la tête, mes idées avec mes souvenirs, mes impressions mes rêves mes caprices, tout ce qui passe dans la pensée et dans l’âme — du rire et des pleurs, du blanc et du noir, des sanglots partis d’abord du cœur et étalés comme de la pâte dans des périodes sonores ; — et des larmes délayées dans des métaphores romantiques. Il me pèse cependant à penser que je vais écraser le bec à un paquet de plumes, que je vais user une bouteille d’encre, que je vais ennuyer le lecteur et m’ennuyer moi-même. J’ai tellement pris l’habitude du rire et du scepticisme qu’on y trouvera depuis le commencement jusqu’à la fin une plaisanterie perpétuelle ; et les gens gais qui aiment à rire pourront à la fin rire de l’auteur et d’eux-mêmes.
On y verra comment il faut croire au plan de l’univers, aux devoirs moraux de l’homme, à la vertu et à la philanthropie, mot que j’ai envie de faire inscrire sur mes bottes, quand j’en aurai, afin que tout le monde puisse le lire et l’apprendre par cœur, même les vues les plus basses, les corps les plus petits, les plus rampants, les plus près du ruisseau !
On aurait tort de voir dans ceci autre chose que les récréations d’un pauvre fou. Un fou !
Et vous, lecteur — vous venez peut-être de vous marier ou de payer vos dettes ?
Gustave Flaubert, Les Mémoires d’un fou in Les Mémoires d’un fou. Novembre. Pyrénées-Corse. Voyage en Italie, Éditions Gallimard, Collection folio classique, 2001, pp. 46-47-49-50. Édition présentée, établie et annotée par Claudine Gothot-Mersch.
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