AU-DELÀ DE LA VUE (extrait) L’aveugle dit : « Combien de solitude dans cet or ». Qui dit que l’aveugle ne voit pas ? Il voit, mais à sa manière. Il voit l’unité du métal et son isolement terrible. Métal qu’on arrache à la terre et aux pierres, comme on arrache à sa coquille et à son eau l’huître du fond des mers. C’est cette solitude qui met à nu les entrailles de la terre et le mouvement de l’univers. Et lui, cet or, est-il le cœur de l’univers, est-il le rayonnement muet devenu givre ? Ou bien est-il cette lueur lointaine non encore parvenue jusqu’à nous ? Nous, les enfants d’une terre oubliée. Et l’aveugle de se demander : pourquoi ne voir qu’avec les seuls yeux, ces deux boules douceâtres ? Pourquoi pas avec le corps entier ? N’est-ce pas le corps qui est le passage vers la poussière à travers les voies de ses doutes et de ses certitudes ? N’est-il pas cette écume évanescente, inutilement tombée dans ses abîmes ? À peine s’est-il posé la question que l’aveugle est déjà sûr de n’être sûr de rien. Son premier écrit était un poème, c’est-à-dire une simple tentative de capter le souffle du temps et de retourner vers des lieux perdus à jamais. C’est ainsi qu’il se mit à rêver à des villes lointaines qu’il ne verrait plus car sa cécité les recouvrirait de son ombre. À des mers où il ne s’embarquerait pas, celles-là mêmes que des dents de dauphins déchirèrent. Et à des auberges où il dormirait une nuit, jamais deux. À imaginer une mer, une plaine ou une montagne, à écouter même de la musique, parfois, dans le sentiment d’être sur le point de recueillir quelque chose qu’il ne pourra jamais exprimer. Car écriture et labyrinthe, écriture et miroirs, miroirs et masques, nuit et boussole, tout cela n’est que le reflet des choses, rien de plus. Convaincu qu’on n’invente plus rien de nouveau, qu’on ne fait que mettre au goût du jour des inventions passées et des destins entiers d’écriture, il avait davantage de plaisir à lire qu’à écrire. Quoiqu’il en fût, en écrivant et en racontant, il donnait l’impression de réciter des textes déjà lus, c’est- à-dire qu’en écrivant, il n’écrivait pas mais se souvenait. C’est pour cela qu’il s’autorisait à s’attribuer tous les textes qu’il voulait. Pourquoi diable réécrire les textes dont il eut désiré être l’auteur ? Il en était l’auteur, à coup sûr, mais comme écrites par une autre main. La main d’un autre. Issa Makhlouf, « Au-delà de la vue », Mirages, Éditions José Corti, 2004, pp. 32-33-34. Traduit de l’arabe (Liban) par Nabil El Azan. |
ISSA MAKHLOUF Ph. © Thierry Rambaud/IMA ■ Issa Makhlouf sur Terres de femmes ▼ → Issa Makhlouf, Lettre aux deux sœurs (note de lecture d’AP) → L’écriture sourit à la mort (extrait d’Une ville dans le ciel) → Les pluies des amants (autre extrait d’Une ville dans le ciel) → l’incipit de Lettre aux deux sœurs → Celui qui part, laissons-le partir (extrait de Lettre aux deux sœurs + notice bio-bibliographique) → Où es-tu ? (extrait de Leurs rêves endormis flottent sur les vagues) ■ Voir aussi ▼ → le site officiel d’Issa Makhlouf → (sur Terres de femmes) « Les traversées poétiques d’Andrée Chedid » |
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