Robert Doisneau, Georges Braque à Varengeville, 1953 Source GEORGES BRAQUE À VARENGEVILLE Comme la servante me faisait entrer dans l’atelier de Varengeville, j’eus un jour l’occasion, le temps qu’une porte s’ouvre et se ferme, de surprendre Braque au travail. Il était assis sur un pliant, les genoux pointant en avant au haut de ses longues jambes, et il achevait de poser avec une lenteur réfléchie, sur un petit tableau posé bas sur le chevalet, une touche sans doute longtemps préméditée et qu’il ne fallait pas perdre. Il était vêtu de vieux habits, mais confortables, et portait sur la tête une casquette. De nos jours les revues d’actualité font passer la casquette avant le tableau. Il est plus facile de parler de l’une que de l’autre. Mais peut-être aussi a-t-elle son importance. Cet immense atelier, Braque l’a fait construire dans le fond du jardin, un lieu des plus humides, mais cette humidité a ses prodigieuses magies. Pas de fenêtres ; sous les verrières, des voiles tamisent la lumière de Varengeville : si fine qu’elle soit, elle a besoin d’être filtrée. Que l’on aperçoive de tous côtés, sur le sol ou sur les meubles, des objets hétéroclites et singuliers, épaves des champs et des grèves, signes de mondes disparus ou futurs, moments de métamorphoses, qui ne l’imaginerait ? […] Pour en revenir à cette visite : lorsque tout le monde fut entré et tout aussitôt dispersé, chacun attiré par un tableau ou un objet (mais dangereusement et très précautionneusement, et Braque s’avisa bientôt de la broche qui menaçait par-derrière le grand tableau), « eh bien, voilà, dit-il simplement, c’est là que ça se passe ! » et son regard circulaire paraissait à la fois chercher et montrer quelque chose d’invisible et qui n’était pas ses tableaux. Ces paroles dont le sens dépassait de beaucoup la signification banale : « c’est ici que je travaille », faisaient allusion à quelque réalité dramatique et pour nous assez mystérieuse : qu’était-ce au juste ça, cette chose difficile à nommer et expliquer, que nous ne pourrions jamais voir, cet événement sans interruption et sans fin et qui se passait là, avec une telle constance, le jour et la nuit ? Là, dans l’atelier, avec le maximum d’intensité, mais qui devait aussi s’épancher sur le pays alentour ? Devant la maison de Braque qui est un logis de ferme confortable, par-delà les buissons taillés bas pour qu’ils ne ferment pas la vue, s’étend le plateau : c’est le pays crayeux de Caux, dénudé et venteux, pâturages et champs de betteraves et des rangées d’arbres au loin. Un pays où il y a beaucoup de corneilles et de corbeaux. Mais par derrière la maison, c’est le nord et le pays devient d’un grand charme. La mer, que l’on ne voit pas encore, est toute proche par-delà des chemins creux et des petites villas cachées dans leurs feuillages. Il faut descendre la falaise par une valleuse, c’est une plongée dans les lumières fraîches et changeantes, des verts tendres ou brulés, de l’argile rousse, de la craie blanche rayée de silex noirs horizontaux, ou de tous les gris. La mer, plus souvent que du bleu, offre les nuances les plus variées de verts et de gris, mais quand elle a, avec trop de gourmandise, sucé les falaises, dont la craie fond comme du sucre, elle est laiteuse, et il faut redouter, car elle prend alors je ne sais quel aspect terrible, qu’elle le soit trop. Les falaises, par un phénomène bien connu, ont beaucoup emprunté à la palette de Braque. Outre l’ocre et le gris, elles offrent des tons inattendus, des taches safran, des coulées de soufre, des moisissures verdâtres et rousses, des traînées sanguinolentes. Leurs oiseaux sont le corbeau et la mouette. À leurs pieds, c’est la grève, des galets ronds, des voyageurs qui reprennent à chaque marée leur lent pèlerinage vers l’est. Il en est de blancs, lisses et rebondis comme des colombes. Le vent, les nuages, les clartés, flux et reflux, tout change en un moment : c’est le pays de la mobilité. C’est celui que Braque a choisi et pour lequel il a renoncé, il y a déjà fort longtemps, à la Provence et à sa lumière immobile. (Mais je pense que le vin tout à fait délectable qu’il offre vient encore de Provence.) Il s’est installé dans le pays aux clartés fugitives des impressionnistes, devant une plaine que traversent en automne les oiseaux migrateurs. C’est d’ailleurs son pays, puisqu’il est Normand, et il en juge l’air salubre. Pourquoi la lumière de Braque et celle de Varengeville ne se tiendraient-elles pas bonne compagnie ? Dire que l’une fait concurrence à l’autre serait mettre entre elles quelque hostilité. Elles vivent de complicité et procèdent même parfois entre elles à quelque échange. On l’a vu plus haut, dans un sens. Dans le sens contraire, je me rappelle entre autres un petit paysage dont le ciel était noir, les nuages également noirs, figurés par des épaisseurs de matière assez marquées, dont il use parfois. Or ce paysage évoquait irrésistiblement le pays de Caux. C’est peut-être aussi sous le ciel de Varengeville que Braque a pris le goût et le sens des oiseaux. […] Georges Limbour, Le Point, n° XLVI, « Braque », octobre 1953, in Georges Limbour, Spectateur des Arts, Écrits sur la peinture, 1924-1969, Le Bruit du Temps, 2013, pp. 619-620-621-622. Édition établie par Martine Colin-Picon et Françoise Nicol. Source Robert Doisneau, Georges Braque à Varengeville, 1953 Source Robert Doisneau, Georges Braque dans son atelier de Varengeville, 1953 Source |
GEORGES BRAQUE Robert Doisneau, Portrait de Georges Braque (1953) Source ■ Georges Braque sur Terres de femmes ▼ → 31 août 1963 | Mort de Georges Braque ■ Voir aussi ▼ → (sur Le mot la chose) « Braque, Miró, Calder, Nelson. Varengeville, un atelier sur les falaises » au musée des Beaux-arts de Rouen (septembre 2019) → (sur lefigaro.fr) À Varengeville, l'amour Braque |
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