Photomontage de Ronny Someck Source LE DÉBUT DES MOTS Je vous appelle dans cette aube blanche dépourvue de neige. Vous qui habitez le même matin que moi, qui voyez le même ciel que moi. Cela fait trente ans que j’essaie de vous rejoindre avec mon exil. Ma jeunesse, mes belles années, je les ai enterrées auprès de vous, je les ai comptées, je les ai mastiquées et recomptées pour fabriquer des souvenirs. Ma vie d’autrefois ne racontait rien d’important. En Orient, avant cette plongée dans votre histoire, votre civilisation, ma vie n’avait pas d’autre forme que la prison, l’angoisse et les pleurs. En 1975, mon bateau a jeté l’ancre dans les gencives de votre ville, de vos rues. Avec vos chiens, vos poètes, vos écrivains, vos artistes et vous-même, ma vie prenait l’apparence du rêve. J’ai alors tellement dissipé de joies sur les murs de Paris, sur vous, sur votre nuit et sur vos matins. Je ne voulais rien perdre. Donner sans compter, mais ne rien gaspiller, tout consommer pour vivre l’instant. Durant ma convalescence, après Bagdad, pour m’habituer à l’absence de la mère, j’écrivais des poèmes. J’ai suivi les chemins fébriles de toutes ces années, grêle de froid qui s’écrase en sanglots amers. Tous ces sanglots de vos histoires s’écoulaient en moi avec sécheresse. Tout le marbre des monuments, figurines, statuettes, effigies, bustes babyloniens, mes nuits, mes fleuves et mes appels à la souveraineté ont été dérobés de mon corps au grand souk de l’Orient, par Napoléon-Saddam. Dans mon pays natal, on allait à la mosquée, on se mettait en rang devant Allah et on disait bonjour à la mère de celui qu’on avait exécuté la veille à mains nues. On nourrissait les mensonges, on faisait le ramadan le jour et on se saoulait le soir. Les discours autour du livre saint étaient raffinés. La nourriture l’était aussi. Les morts et les victimes avaient la couleur du sable de l’Orient. On y était les champions innommables de la conjugaison du verbe tuer : Je tue, tu tues, il (elle) tue, nous tuons, vous tuez, ils (elles) tuent. On avait inventé le zéro à seule fin de comptabiliser tous les morts. Nous sommes les champions dans notre manière de faire nos choix entre nos cadavres et ceux des autres. Je vous appelle de très loin, de mon cimetière et de ces morts pour rien. Je vous écris de mes champs de victimes, de ce silence amer, de la lâcheté de tous les dieux des hommes. Le mal de vivre loin des miens m’affole. Je n’ai pas grand-chose pour menacer ma nuit, ni inquiéter ma tumeur en pleine obscurité, sinon prononcer le nom de la lumière des steppes à haute voix : Madinat Al-Salam*, Bagdad mon amour Je suis heureux que le boucher de tes enfants, Saddam soit mort Oh ! Malheur de ma mère, dis-moi quel bourreau sera le suivant… Dans ma chambre, l’autre soir, j’ai souri à un aigle venu me couver de ses ailes déployées, comme un nuage noir sur un jardin d’hiver. Ma nuit est toujours la même, moi, le silence et cette idée de posséder le jour. Salah Al Hamdani, Bagdad mon amour, suivi de Bagdad à ciel ouvert, Le Temps des Cerises, 2014, pp. 15-16-17. Préface de Jean-Pierre Siméon. _________________________________ * NOTE : Madinat Al-Salam (cité de la paix), ancien nom de Bagdad. |
SALAH AL HAMDANI Ph. Helmut Schneese ■ Salah Al Hamdani sur Terres de femmes ▼ → Bagdad, désespérément (extrait de Rebâtir les jours) → Saison du sel → Isabelle Lagny — Salah Al Hamdani | [Dans la lumière blanche] (extrait de Contrejour amoureux) ■ Voir | écouter aussi ▼ → (sur le site de France Culture) Salah Al Hamdani lisant l’extrait (ci-dessus) de Bagdad mon amour → (sur RFI) Salah Al Hamdani dans En sol majeur (Yasmine Chouaki) → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Salah Al Hamdani → (sur YouTube) un entretien avec Salah Al Hamdani |
Retour au répertoire du numéro de septembre 2014
Retour à l’ index des auteurs