LES POÈMES-ORIGAMIS DE CHANTAL DUPUY-DUNIER
OU DE LA VERTICALITÉ DE L’ÉCRITURE
Plier le temps déplier la vie et ses saisons, lier sa vie et ses mots | maux à ceux, lointains, d’une jeune leucémique du Japon, faire résonner des correspondances, se mettre en écho, c’est à ce travail de patience d’écoute et de silence que se livre Chantal Dupuy-Dunier dans Mille grues de papier.
Composé de 644 poèmes (et non pas de mille), ce dernier recueil poétique interroge le passé — noms de lieux et de visages — le langage, les paysages quotidiens — villes et campagnes — , la poésie. Chantal Dupuy-Dunier coud le temps d’hier à celui d’aujourd’hui. Celui des autres et des proches au sien propre. Comment déplier ce qui se noue sous d’autres cieux et le lier à sa propre existence ? Les poèmes-origamis de Chantal Dupuy-Dunier sont une invitation à croiser | décroiser les feuilles entre elles, à s’immiscer entre les pages et à lier-délier-lire l’histoire qui se tisse d’un poème à l’autre de ce recueil. L’histoire de la poète, arrimée à la passion d’« une langue de haute flamme » / l’histoire d’une jeune leucémique japonaise — irradiée à Hiroshima et condamnée — qui tente de prolonger sa vie grâce à ses origamis :
« Pour ne pas mourir,
une fillette plie des grues de papier. »
Travail de patience pour l’enfant à l’écoute du proverbe japonais qui dit : « Quiconque plie mille grues de papier verra son vœu exaucé ». Exercice vital, en osmose avec la progression de la maladie, et interrompu par la mort, survenue à la 644e grue.
« Dans une larme,
Sadako plie une grue aux ailes liquides.
Dans la courbure d’une larme
sa vie s’infléchit.
Des globules blancs prolifèrent au ciel
aux côtés des étoiles. »
Travail de dentelle pour la poète qui décline la forme brève des poèmes — parfois proches du haïku — dans le silence de la « ligne claire ». Et ponctue, de temps à autre, par un vers consacré à Sadako. Leitmotiv léger, une même légèreté que celle des grues de papier pliées par la fillette sur son lit d’hôpital.
« Sadako plie un oiseau dans une page du livre »/ « Sadako plie une grue / dans un souffle entré par la fenêtre. »/ « Sadako plie une grue dans un nuage. »
Un même geste, précis et humble, semble conduire au pliage des grues de papier et à l’écriture du poème :
(Parfois, une
grue pliée
dans un
minuscule carré)
Une même ferveur guide l’une et l’autre, la poète et l’enfant. Question de survie pour la fillette dont la trame des jours se lit/se lie au pliage quotidien des grues de papier, passion des mots et du langage pour la poète. Ouvrir le jour à l’espérance de la vie, ouvrir la page à l’espace d’un poème, n’est-ce pas là une quête identique ? D’autant que la maladie cerne aussi Chantal Dupuy-Dunier. Et que la mort guette pareillement la poète et l’enfant :
« La lune,
ovoïde comme un nodule. »
« Les couleurs se sont retirées.
Partout, une lumière blanche en forme de nodule.
L’univers tout entier ressemble à un nodule,
ma pensée prend des allures courbes.
Tenter d’apprivoiser la chose.
Je ne suis pas un nodule,
j’ ai un nodule.
Comment éviter la confusion
entre les auxiliaires ? »
et
« Les doigts de l’enfant lui font mal.
Elle repose ses bras sur le drap.
Une grande aile passe devant ses yeux.
Elle se tourne vers le mur
et se tait. »
Légères et inventives, les grues de papier ouvrent sur des espaces polysémiques. Elles drainent derrière leur confection toute une variété d’images. Échassiers, engins métalliques haut perchés, prostituées. « Vol de grues /qui fractionne le paysage », « Grues, qui peuplez la ville de vos bras levés », putain arpentant la rue ou « vieille prostituée racol[ant] au coin/ de la rue des Minimes. » Variations sur un même thème, oiseaux, fleurs, mots, collectés comme des images, constituent l’arrière-pays mental de Chantal Dupuy-Dunier. Un arrière-pays qui se construit sur la ligne fondamentale et fondatrice de la verticalité :
« Toute verticalité me fascine,
celle des bipèdes, semblables à moi,
le pénis dressé d’une grue,
le poème. »
La verticalité du poème trouve son origine dans « la verticalité quotidienne d’écrire » et sa correspondance idéale dans l’oiseau :
« Quoi de plus vertical que l’oiseau ?
Les poèmes s’envolent de mes doigts. »
Et l’« incise verticale de la pie » ne troue-t-elle pas momentanément la sérénité d’un soir d’été pour filer vers la voûte céleste et l’interroger :
« Que se passe-t-il, là-haut,
dans le Grand Nuage de Magellan ? »
Ailleurs, par la magie des correspondances poétiques,
« Les grues végétales des collines
édifient le ciel,
nuage après nuage. »
Il arrive parfois que la verticalité soit interrompue et cède la place au trait contraire :
« Blanches, les grues ont quitté nos terres
pour celles du Levant.
Long périple horizontal. »
Mais la poète insomniaque ne tient jamais très éloigné le « vide vertical de la page ». Les grues portuaires, du reste, veillent. Pareilles à des « mâtures », elles dessinent la ville, prise dans une série d’instantanés.
Ainsi certains poèmes saisissent-ils la vie dans le langage rude des villes, livrées aux fumerolles des cheminées d’usines et « encombrées de nombres ». Brutalité faite de cris et de trépidations, de bétonnières et de grisaille, images de chantiers en lieu et place du chant (« le i fait la différence »). « Arbres rigides au tronc creux », les « grues occidentales » qui grimpent vers le ciel ouvrent cependant d’autres espaces de lumière. Elles redessinent le paysage urbain saisi dans la variation des couleurs, « pastel du ciel », « fièvre des laves », « saturation des rouges ». Tableaux mouvants qui absorbent le soleil. Ainsi des poèmes qui portent les titres « Impression soleil levant » / « Impression soleil de midi » / « Impression soleil à l’occident » / « Impression soleil couchant »…, poèmes qui miment dans leur facture — dense et compacte, aérée ou en zigzags — l’impression dominante donnée par la captation de la lumière.
D’autres paysages surgissent au fil de la pensée, paysages liés à l’enfance. D’autres lieux aujourd’hui délaissés, habités par le souvenir. « Objet tranchant le poème » n’a-t-il pas pour fonction de déplier les images afin de les exhumer de leurs strates de silence, de les faire ressurgir le temps de quelques vers et, le temps d’un poème-origami, de ranimer les voix éteintes ? Encreux, Unieux, Bonnieux, le Rhône et son delta, usines et sirènes. Rêve et réalité se croisent se rejoignent se superposent mêlent leurs voix. Les mots glissent ricochent d’un jeu à l’autre ramènent soudain le monde de l’enfance. Ses jeux ses objets ses tendresses ses attentes. L’écriture du Rhône charrie avec elle d’autres langues au bruissement d’oiseaux ; d’autres eaux. Celles du Gange surviennent et le mot bengali porte en lui la « geôle » du père. Machine à remonter le temps, à le découdre, à le libérer de son ensablement, le mot « guerre » ramène les morts à la surface de la page. Cimetière et deuil font leur apparition, « corbeaux / étendant leur dais noir / d’un bout à l’autre du firmament. »
Quant à Dieu, l’enfant comprend qu’il « plie mille grues blanches / pour que ses vœux se réalisent, / pour que l’homme continue à tomber malade / et que la guerre demeure sur terre. » Et s’en détourne. Ainsi, chaque mot plié conduit-il le plus souvent à une image précise.
Quelle place, dès lors, pour l’inattendu ? Comment faire pour qu’un mot devienne autre, s’interroge Chantal Dupuy-Dunier ? Mais il en est des mots comme des objets anciens. Il faut aller puiser loin en soi pour les susciter afin qu’ils livrent à la poète la part d’existence secrète qui fait signe en elle.
« Dans la soute,
je choisis des mots.
Ils sont là, bagages anciens,
certains délaissés par ceux qui les ont remplis.
Un monticule dense et instable.
Je soulève, déplace, fouille,
ouvre celui qui fait signe davantage.
Pourquoi, à cet instant,
celui-ci plutôt qu’un autre ? »
Derrière ce doute et ce questionnement, j’entends la voix de Chantal Dupuy-Dunier. J’en perçois toutes les nuances et les inflexions. La lumière filtre à travers les branches du tilleul. Un sourire parvient jusqu’à moi.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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