Éditions NOUS, Collection disparate, 2014.
Lecture d’Isabelle Lévesque
Source « Gens ne s’appellent pas
Gens ne naissent pas sont mis bas Gens va droit à l’abreuvoir de coups à l’abreuvoir de paroles pesamment Gens laboure tous les jours dansent la bourrée tous pesamment »
Quatre parties, quatre spectres, des noms hantés vides se meuvent dans les vers : nom commun devenu nom propre par vertu de majuscule, Gens, autant que X ou Y. Inconnus à l’adresse du poème. Poète chante autant qu’elle coupe pour engranger les mots, un rien (la peine). Ce qui entre en scène saigne : « les Chevrotants les Désolés », personnages autant que personnes figurées par l’arbre bramant « au bord des fossés » le son « b » ou « d » (dentales mêlées de voyelles en somme, les bêtes changent la terre, tournant le sillon du vers). Ce qu’ils brament : un destin tracé, en scène le costume fauve des écartés. Ils veulent s’extirper. De l’épopée sans titre. Ils crient, sons percés de cornes qui leur poussent comme les traverse vouloir. Vers serrés, gens des millénaires, dans le présent se jettent – corps perdu. Renfort de vers dans les genres mêlés, autant théâtre qu’épopée : quelques mots isolés sur chaque ligne (page 19) viennent toquer contre le crâne éternel du temps des anonymes. Gens d’arbre, racines hirsutes : têtes coupées des révolutions. Veulent qu’on les nomme mais ils restent sans nom (« Les Dénommés »), bêtes de somme dévorées par la famine ou la maladie, privés de. Gens : tête de vers en anaphore inopérante ou à la chute comme si, devenus sujets, il fallait interrompre la phrase. Quand ils « s’enflamment », « feux de la Saint-Gens », c’est qu’ils terminent leur cycle. « Il ne leur chante pas », l’impersonnelle ritournelle de Gens, agglutinés dans un « nous » qui se disperse autant que l’indéfini « on ». Hésitation sur le nombre, singulier ou pluriel : « on poussons à bout la vie avarie » Et ces assonances, autant que les allitérations, consument le nom propre Gens qui ne parvient à fixer aucune identité. La voix du poète les rassemble et les chante, elle les célèbre et les lie à l’oubli simultanément. Lyrique et corde brisée rompue au poème. Les subordonnées d’hypothèse, sans proposition principale dont elles dépendent, cassent le devenir et laissent la phrase dans l’inachèvement. Mutilation du destin en boucle, passage incessant des « Gens de peine ». Des mots seront relancés (« Gens chanceux Gens chancelants »), dérivation à son comble comme on épuise les sonorités vacillantes, leur possible devenir et la variation d’une terminaison qui pourrait revenir au même ainsi se ressemblent certains adjectifs employés d’un vers à l’autre : « Gens aux jambes langues pendantes aux dents longues tombantes ». Un chant s’élève et se tait, nourri d’aujourd’hui, de ses noms propres familiers (Renaud Muselier , Olivier Sibille, Myriam Roman…). Crachés. Diversité apparente qui peut réduire la lyre au pire ordinaire : « le lent corps glorieux le long corps pisseux encore un peu ». Duperie de la vie : « qui leur a gribouillé naître bâclé apprendre massacré vivre ». La cascade des infinitifs, un possible, percutés par le participe passé, accompli. Si l’on peut dire. Au fer rouge dans le vers, le destin des gens ordinaires est bouclé, fin entendue. Poème « enjam- / bant » sollicité à la jointure d’espérance « - et clamsent ». Comme si ce nom propre devenu trop lourd à porter (Gens) regroupait les rognures de l’histoire et du vice dans son ouverture polysémique. Prolifèrent les accumulations (page 45) où « Gens » fonctionne comme un prénom dont les compléments du nom ou propositions relatives détermineraient le nom changeant et aléatoire pour revenir à « Gens de peine ». Le tour est fait du vers en « milliards de victimes », hymne sans gloire passant par mélopée pour « héros mal digérés ». Des présents peuvent bien mettre en branle le nom (« s’accouplent » / « se décuplent » / « s’abonnent » / « s’abandonnent »), une fatalité grammaticale et sémantique les fait sonner perdants : « Gens font d’étranges muses je n’en veux pas d’autres » Paradoxe assumé d’entrée peu glorieuse ou séquence de vers et syntagme coupé : « Gens dont je Gens dont je ». Porte fermée sur la proposition amorcée : au milieu, en équilibre, le pronom relatif subordonne deux identités au balancement perpétuel. A l’homonymie des prénoms (Jean), ne pas se fier non plus. Devenu didascalie à l’entrée des vers, il introduit des questions où les sons déclenchent des associations de paradigmes – ou l’inverse : « Jean I : Quel âge a temps ? Jean 40 : Quel temps ont-ils ? Jean 2 : Quelle heure as-tu ? » Divaguent des noms à l’initiale comme des structures papales enchaînées perdant l’identité qu’ils n’ont peut-être jamais eue. Pas une leçon, une règle. Pas d’exception tous à l’oubli viendront : « Gens brillants rêvent d’être élus réputés aussi célèbres que Soleil éteints jamais ne seront renommés ». Langue fourche (de députés à « réputés »), glisse vers l’oubli d’une syllabe transformée. Certitude de proverbe ou d’association commune déjouée par réactivation, « je pense donc je suis », je défais, je dénoue des préceptes et les vers courus, « le beau nom ombreux », les gens coupés de leur pluriel et leurs lettres (celles de Gens, celles de Jean) jetées page 61, se mélangent, se réagencent sous nos yeux comme un mot mystère insoluble. Le nom n’y fait rien, gens se « masticulent », aussi sûrement se désarticulent. En acte, la réflexion sur le nom, devenu matière du texte. Poème ingérant les vertus cardinales du nom pour démentir l’illusion. Théâtre de gestes inutiles et les identités démantibulées bougent à peine, le poème chante les gens de peine. On appelle, on crie : spectateur es-tu la salle, le costume ou le vers concentrant l’identité restreinte des gens cerclés de qualificatifs abondants ? |
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