L’Amourier, Collection Fonds Poésie, 2014.
Lecture d’Angèle Paoli
Ph., G.AdC LE « DIT » DE LA MORT Il faut lire le dernier recueil de Marcel Migozzi : Des heures froides, récemment paru aux éditions de L’Amourier. Sous le réalisme sensible d’un classicisme formel très maîtrisé, ce « dit » de la mort atteint une profondeur telle qu’il ne peut laisser indifférent. Arraché à l’inéluctable par la mise en mots de l’écriture poétique, le dit Des heures froides explore le monde de l’ultime séparation. Dans ce recueil, le poète Marcel Migozzi, présence attentive et tendre, rend hommage aux chers disparus. François Migozzi, Jeannot T, Jeannot l’ébéniste. Seule des quatre sections consacrées au thème de la disparition, la troisième — « Dans la chambre numérotée » —, fait exception, qui ne mentionne aucun dédicataire explicite. Pour autant, nulle rupture n’est perceptible et la thématique de la maladie et de la mort trouve son unité dans la lucidité d’un regard sans concession. Deux exergues encadrent la section d’ouverture — « Le Perdu » —, exergues qui confèrent au recueil sa tonalité et en densifient le titre. Emprunté à Os d’Antoine Emaz, le premier exergue — « On est entré dans la nuit longue » —, annonce l’irrémédiable d’un parcours qui concerne chacun de nous, poète et lecteur. Le second, emprunté à Pascal Quignard — « Ce qui est perdu éperdument rayonne encore » —, prolonge l’assertion précédente tout en insistant sur la luminescence du « perdu », rayonnement paradoxal qui irradie longtemps après la disparition. Peut-être, au-delà des deuils infligés par les pertes successives qui jalonnent une vie, quelque chose de la lumière originelle liée à l’enfance et aux amitiés qui comptent au cours des années, perdure-t-il encore à notre insu. Rehaussant d’une once d’espoir la douleur infligée au corps travaillé par les multiples formes de la souffrance. Le recueil Des Heures froides s’ouvre sur « Le Perdu », suite de dizains. Dix poèmes pour décliner « le dit » de la perte. Poèmes pour faire mémoire de tout ce qui a été perdu. « En souvenir du perdu », conclut le premier dizain. Au commencement de la perte, il y a le corps : « Le corps a été perdu ». Suivent le passé, les mots, le « Pays bleu » de l’enfance et ses trésors, « La photo du rare/Ne bougez plus », « L’odeur étoilée d’anis ». Le corps, toujours ; le passé, encore. Les amours de jadis. Par petites touches successives, le poète recompose l’univers à jamais « perdu » des êtres chers qui l’ont habité. Rassemblés dans chaque poème, les objets familiers reposent, en leur lieu et place. Objets dérisoires, livrés à leur inanité, et qui persistent à exister. Malgré tout. « Sans y croire ». Objets sans réponses, animés d’une vie provisoire par le rythme qu’insuffle en eux les allitérations en « v » : « Un vieux ruban », de « vieilles photos », un « vrac de visage », « une vie sans /Histoires universelles », de « Vieilles/Médailles »… Et le « vide » du « compotier rose d’hier »… Ainsi perdure le perdu. Il s’installe dans la durée de celui qui s’en va. La mort/les mots. Les mots-morts. Le poème ? Un tombereau pour les mots. Les mots des septembres de l’enfance avec bac à sable et feuilles mortes. Dictées. Un paysage miniature « couleur de la terre primaire » ; et, invisible mais sensible, la terre de la tombe. Déjà. La mort tisse son réseau serré d’indices et d’images colportées par les mots. Du sable au tombereau. De la terre au tombeau… Les dizains de cette première section sont autant d’instantanés pris dans le réticule concis des vers. Marcel Migozzi retient dans sa palette le peu qui persiste encore de vie. La vieillesse — et son lot de souffrances —, survient à notre insu, qui impose sans crier gare ses réalités tristes et vides. Dédiée à la mémoire de l’« ami Jeannot T. », la section « Accueil nocturne » évoque en huit huitains l’univers de l’anonymat de l’hôpital. « On a évincé l’hôpital/Du cœur de la ville » ; « On a numéroté les portes » ; « on offre les dernières fleurs ». De la chambre au jardin en passant par le pauvre mobilier du malade, la vie s’amenuise se retire jusque dans la lampe de chevet, prise dans le kaléidoscope rétréci du temps. Autour du malade, les gestes des vivants se muent en rituels mortuaires pour accompagner ce peu qui demeure encore de l’humain. Jusqu’à l’épisode brutal et cruel de l’incinération : « D’eux Arrive une fumée, de là-bas Où l’on brûle de vieux cotons humains Déjà séparés des chairs. » De vers en vers, les rejets mettent l’accent sur la coupure entre les mondes. Par glissements qui jouent sur le sens, le monde des malades rejoint le monde des morts. Infimes mutations, imperceptibles mutations qui conduisent le corps à sa perte. Parfois le dit de la mort frôle le dit de l’amour. Mais les étreintes de jadis se colorent de teintes mortelles : « Impossible pourtant d’oublier la première À la double carcasse. » La mort n’hésite pas à montrer ses dents jaunâtres. Le dit de la mort se poursuit dans la troisième section. « Dans la chambre numérotée ». L’univers « inhospitalier » de l’hôpital prend toute sa place dans cette alternance régulière de neuvains et de dizains (répartis en deux quintils, selon l’usage pratiqué au XVIe siècle). Quatorze poèmes au total où rien de la triste réalité que vit un vieillard n’est épargné au lecteur. Ni les compresses ni les odeurs, ni les « pantoufles molles » ni les draps souillés. Jusqu’aux couches pour incontinents : « Le sexe de quelqu’un vieillit Dans la couche d’un nourrisson. » Réduit à puanteur et à putréfaction, le corps se débat en pure perte. « Reste un énorme déchet gris entre les draps. » Dans ce contexte fétide et désespérant, « l’amour a repris des distances. » Tout ce qui a été perdu de l’ancienne présence au monde, de l’adéquation à la vie, se trouve réduit par la maladie à l’odeur d’urine et au visage amenuisé jusqu’à os : « S’épuise au lit Un vrac d’ospeau. » Le froid de la mort s’étend sur toute chose. Il gagne les mots eux-mêmes : « Les mots comme des tumeurs » « Et dans tumeurs il y a meurs. » Quant à l’« Étrangère », elle progresse à son rythme. Elle monte la garde près du lit. « C’est déjà l’autre monde hors-chair » qui avance. Avec, comme ultimes symboles échappant à la perte, la corde et le cyprès. « Tout sera perdu. Sauf la corde et le cyprès. » Pour évoquer ces heures froides, le poète pratique l’art de la concision, facilité par le choix formel des dizains, des huitains et des neuvains. Les phrases qui ponctuent les neuvains agissent comme des couperets. Séparées du poème par des blancs, elles sont annonciatrices d’une fin sans retour. « De peu à rien, plus de retour ». Et les constats sont fermeture. Le recueil se clôt sur la section « À la feuille d’or ». Dédiés « à Jeannot, l’ébéniste », les quatre poèmes numérotés sont ciselés par le poète-orfèvre en souvenir de l’ami ébéniste. Quatre volets pour dire le renversement d’une vie dans la mort, de l’atelier à la chambre d’hôpital, du bois de rose acajou lustré par l’artisan jusqu’aux planches du cercueil, à la bière « en bois blanc de pauvre blanc ». Tout le passé d’un homme, sa vie entière, réduits à une incompréhension. Dans le laconisme d’un constat et l’indéfini d’une interrogation : « Voici l’urne. Ça ? » Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli |
MARCEL MIGOZZI Ph. © Phil Journé Source ■ Marcel Migozzi sur Terres de femmes ▼ → [Depuis trois jours vieillir est dépassé] (poème extrait de Des heures froides) → Comment savoir si ton visage te ressemble ? (poème extrait d’À qui le corps ?) → je dis ce que je vois → [Quand tu plonges ton visage] (poème extrait de Des jours, en s’en allant) → [Voici que maintenant…] (poème extrait de Vers les fermes, ça fume encore) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Marcel Migozzi → (sur le site du cipM) une fiche bio-bibliographique sur Marcel Migozzi → (sur Poètes au potager) une page Marcel Migozzi → (dans La Gazette du Basilic, 6) un entretien d'Alain Freixe avec Marcel Migozzi → (sur le site du Festival Voix de la Méditerranée, Lodève) une page sur Marcel Migozzi → (sur le site des éditions L’Amourier) une page sur Des heures froides de Marcel Migozzi |
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