Ph., G.AdC
D’UNE RIVE À L’AUTRE DE LA VIE
« Ce soir, j’arrête. Ce soir,
je passe à autre chose. »
Didier Pobel
« J’ai tant rêvé, tout dit, dans mon pays / j’ai joué du feu, de l’air et de la lyre. » Ces deux vers de Charles Cros me reviennent en mémoire à l’instant de parler du dernier livre de Didier Pobel, Un beau soir l’avenir, paru ce printemps aux Éditions La Passe du vent. Drôle de jeu car le feu est celui auquel il s’est brûlé pendant trente ans en auscultant les événements majeurs et mineurs du monde en tant que journaliste dans un grand quotidien régional ; et en reste-t-il autre chose, se demande-t-il, que des cendres dispersées au vent de cette sorte de journal informel qui relate quelques mois de sa vie, de l’été 2010 à l’hiver 2013, après un départ à la retraite vécu comme « une échappée » plus ou moins volontaire ? Drôle de jeu, oui, car aussi celui de l’air et du passage pour l’homme qui arpente ses pays et paysages du dedans et du dehors, qui tente de défroisser les plis des jours, de repasser leurs feuilles pour retrouver le visage tremblé de sa vérité. Et du passé à l’avenir, du matin lointain au soir débutant de sa vie, il cherche « le sentier perdu » où « les mots roulent » au rythme des « coups feutrés de son cœur ». La vraie quête à mener n’est-elle pas en effet pour lui qui a tant rêvé, tout dit, la quête de « cette voix qui sans cesse parlait en lui » et qui est « comme un miroir brûlant », le son enfin accordé de sa lyre ? Pas étonnant alors que résonne aussi en moi, à l’heure où j’écris, la musique de ses vers, présents ou non dans son récit…
Quelle clef mettons-nous dans la serrure du temps et de la langue pour ouvrir la porte d’une vie ? Parfois un poème — de soi, d’un autre : C’est ma vie il faut que je la reconnaisse / C’est ma vie et c’est moi cette chanson faussée // Un beau soir l’avenir s’appelle le passé // c’est alors qu’on se tourne et qu’on voit sa jeunesse. Celui d’Aragon, placé en exergue de son récit autobiographique par Didier Pobel, lui donne à la fois son orientation, son ton et sa structure, chacun des vers étant l’intitulé d’une partie.
La première s’ouvre par un retour en arrière sur le « mercredi 30 juin », date à laquelle Didier Pobel a quitté définitivement « le Journal ». Il utilise, comme il le fera à de nombreuses reprises par la suite, des extraits en italiques des carnets qu’il a tenus à l’époque. Il y mentionnait et commentait ce qu’il vivait ou écrivait. Cette mise en abyme lui permet une plongée dans les sentiments qui l’habitaient lors de ce départ vécu dans une sorte de « torpeur ». Or il s’agit, quatre mois après, de ranimer, par delà cet instant, ce qui a fait la réalité, heureuse et malheureuse, d’une carrière professionnelle pensée d’abord comme « une vocation » puisqu’elle avait à voir avec le désir des mots qui le taraudait. Dans le Journal, ce sont ceux qui « informent, expliquent, mettent en perspective » jour après jour la marche souvent terrible du monde qu’il utilise. Didier Pobel analyse « l’étrange mission » du journaliste faite de jeunes espérances et de vieilles désillusions. Sur un mode humoristique, souvent à ses propres dépens, il s’emploie à en dénoncer les rouages ou les effets. Il cible « la mécanique à rhétorique » de la classe médiatique et politique, « le dérisoire des mots » qui mettent sur le même plan « l’annonce messianique » de l’hiver et celle banalisée de la menace terroriste, le « Grand pschitt » des « rendez-vous décisifs » avec le peuple ou les lecteurs. Grand-messe, pseudo-révélations, et désenchantement, rébellion de celui même qui y participe mais n’est pas dupe. Chez Didier Pobel, l’humour caustique, l’ironie sans méchanceté, est un effet de la sensibilité, une protection et un recul dans les situations difficiles. Assez fréquents dans sa poésie, qui s’apparente parfois à celle d’un Jules Laforgue, ils le sont encore davantage dans sa prose. J’ai ri à lire certains passages. Il y a quelque chose de salutaire dans cette capacité à donner à voir « la pièce » et à cerner les rôles. Ici dans le théâtre d’un métier menacé, comme beaucoup, par « les consultants et les banquiers », l’informatisation et le mensonge. Dérive de la société et des hommes qui la font, le monde tel qu’il va, nous murmure l’auteur, ne peut nous faire entendre qu’« une chanson faussée » dans laquelle chacun discerne aussi sa propre voix.
Et pourtant, rajoute-t-il, on peut sentir parfois « au visage un peu d’air » quand souffle le vent de la fraternité, de l’amour ou de la littérature. Car l’auteur tente, dans ce drôle de journal, de reconnaître et de retenir aussi l’essence positive de la vie en se plaçant « dans l’autre temps », non dépourvu d’attentes et d’angoisses, qui s’ouvre devant lui. Pour mieux se retourner sur le passé, vivre le présent et éclairer l’avenir à l’ombre portée de la mort, il faut encore « croire » aux hommes et aux mots, il faut « Écrire » en accueillant l’inconnu devant soi. Toute l’œuvre poétique de Didier Pobel est empreinte d’un sentiment métaphysique et d’une recherche de sens : « Le néant saute aux yeux lorsque le temps est clair », a-t-il écrit jadis dans Liaisons intérieures et autres lignes, un recueil paru chez Cheyne Éditeur en 1990... On retrouve la même lucidité dans son récit. À la retraite, fini ce qui parfois faisait écran : le brouillard dû au tourbillon des occupations quotidiennes, à l’insouciante jeunesse, à la fièvre de l’actualité permanente, à la rumeur assourdissante du monde. Il n’y a « plus de paroisse » où s’oublier. Le voilà face aux pages mal ou vite tournées de l’histoire publique ou privée et dans le souvenir ou le plaisir d’aigus bonheurs de voyages ou de lectures. Il les médite à la lumière du soir, dans la lenteur et le silence qui entrent en lui. Il « fait les comptes » et le compte de ce qui compte vraiment : la femme et les enfants à qui le livre est dédié, les parents, les amis, tel Charles Juliet, son voisin dans l’Ain, « les monuments » de livres qui l’aident à continuer ou à avancer, les noms des écrivains compagnons sur leurs couvertures, « les pays » et d’abord celui de l’enfance, charnel et mental, auquel on revient comme on revient à la source des mots et des images.
Si la fontaine des années coule autrement, Didier Pobel sait bien qu’elle va tarir, que son eau deviendra de plus en plus un filet. Alors il se penche pour y abreuver encore sa langue à la présence des aimés, vivants et morts, et aux délices de campagne drômoise ou de ville berlinoise ou vénitienne. Alchimie de poète, l’eau de parole et de mémoire devient une encre qu’il voudrait indélébile mais qui un jour s’effacera, laissant seulement « empreintes d’homme, on ose l’espérer ». Le récit entier n’est-il pas d’ailleurs une déambulation qui, dans ces quatre étapes, emmêle les époques, les âges et les registres, révélant ainsi les ressorts intimes d’une existence ? Critique, révolte et humour, nous l’avons dit, mais aussi ferveur, angoisse et mélancolie, le lot commun. L’auteur cherche peut-être dans l’écriture à résoudre l’éternelle question de l’apaisement chère à Marcel Arland, autre figure tutélaire du livre. Didier Pobel, qui le lit en même temps qu’il écrit son récit, ne retrouve-t-il pas, comme lui, ses racines et ses mots dans La Terre natale ? La Bresse des années 1950-60 et celle d’aujourd’hui sont revisitées à l’aune d’une éternité dont « il ne subsiste qu’un souffle » mais si puissant qu’il faut, vie et mort, l’habiter. À Bény, la maison familiale est à nouveau le lieu où être. Elle met la chambre d’écriture, où clignote maintenant un écran à côté des livres et des carnets, dans la proximité des bois, des étangs baignés de lune et des grands prés sous la brume. Si on écoute, on peut y entendre l’écho des voix proches ou lointaines butant sur le Mont Mion couvert de neige ou sur le mur illuminé d’un « tranquille cimetière ». Chants de père et de mère, de femme, d’enfants ou d’oiseaux, qu’importe la retraite venue ou l’ombre à venir si le chant est pur, on en vient alors à penser, dit Didier Pobel, que « l’avenir a encore de beaux soirs », et des poètes pour l’exprimer. D’une rive à l’autre « la vie s’en vient la vie est là ». Puis elle s’en va. Et l’épilogue nous rappelle que c’est larmes, miracle et énigme.
Sylvie Fabre G.
D.R. Sylvie Fabre G.
pour Terres de femmes
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