Correspondance avec Gaudí,
Collection “Quan Garona monta”,
Éditions Abordo, Bordeaux, 2014.
Illustrations réalisées par l’auteur.
Lecture d’Angèle Paoli
Diptyque photographique, G.AdC UNE PARFAITE ADÉQUATION DE LA MAISON ET DU CORPS Étrange petit opus que ce recueil de lettres-poèmes présenté par Matthieu Gosztola comme une correspondance avec Gaudí. Étrange par l’ambiguïté formelle qui établit d’emblée une identité étroite entre deux genres habituellement distincts ; combinaison, visible/lisible, de la lettre et du poème. Étrange par l’apparition inattendue, en sous-titre, du nom de Gaudí, architecte catalan universellement connu. Correspondance avec Gaudí. Gaudí, destinataire de dix-sept lettres-poèmes non signées, dont le nom de la scriptrice n’est donné que dans l’avant-propos. Antonia Maria Arellano. Étrange, enfin, par toutes sortes de petites étrangetés qui surgissent en cours de lecture, comme autant de pièces imbriquées les unes dans les autres, démultipliant à l’infini les angles d’approche et les interprétations ainsi que les champs poétiques explorés par Matthieu Gosztola, poète. Poèmes, les textes en vers libres se rapprochent de la prose narrative. Si, dans sa lecture silencieuse, le lecteur s’abstient de respecter les rejets et les coupes inattendus. Tantôt longs tantôt brefs, les vers déclinent leur variété formelle — du distique au quatrain en passant par des strophes plus denses, du pentasyllabe à l’hendécasyllabe — selon un rythme syncopé inhabituel. Non signés, mais portant la marque du féminin, les poèmes s’apparentent à des lettres par leur présentation : chaque poème est en effet précédé et introduit par une date en lettres italiques. Vient ensuite le ton adopté par la voix de celle qui s’adresse à Antoni. Le ton de la lyrique amoureuse, qui joue habilement des deux registres, épistolaire et poétique : « Je t’écris entre deux vitesses, laissant mon attention vagabonder, non, retrouver son chemin vers toi. Nos lettres. Le temps d’attente qu’elles construisent autour d’elles, dont elles s’entourent. » (14 avril 1926) Dans Lettres-Poèmes, les frontières entre genre épistolaire et poésie semblent s’estomper pour donner naissance à une correspondance onirique et poétique : celle qu’Antonia Maria Arellano adresse à Antonio Gaudí y Cornet, décédé à Barcelone en 1926. Correspondance réelle ou pseudo-correspondance ? À qui convient-il d’attribuer ces poèmes d’amour qui jonglent avec les pronoms personnels ? À Antonia Maria Arellano ou à Matthieu Gosztola ? « Et toi, vous, dans la réalité, dans toutes les réalités, tu surpasses, vous surpassez aussi toute imagination. Je vis avec tes phrases même quand tu ne parles pas (je veux dire dans mes rêves — ne vous moquez pas). » (5 décembre 1925) Pourtant l’omission (volontaire ou non) de quelques accords — adjectif qualificatif ou participe passé laissés au masculin — laisse supposer la présence palimpseste d’un épistolier prêtant sa voix à l’épistolière : « Je suis moi aussi habité[e] par l’amour de la Catalogne. […] Je suis très touchée par la façon dont les lieux naissent au bout de vos doigts […] » (10 mars 1924) ou encore : « Pas un mot que nous aurons, je l’espère, j’en suis sûr[e], à bousculer sur la page… » (6 mai 1926) Le sous-titre, Correspondance avec Gaudí, suffit-il à authentifier l’échange entre une amante éprise de « l’écriture de l’espace », telle qu’elle l’a découverte dans les créations du grand architecte, et cet amant dont elle loue l’immense talent ? L’avant-propos de Matthieu Gosztola fait explicitement allusion à « des lettres écrites par Antonia Maria Arellano » ; lettres que l’amante (fictive ? réelle ?) « avait adressées à Antoni Gaudí ». Lettres « soigneusement glissées dans des pochettes de plastique » et appelées par la jeune femme « lettres-poèmes ». Rien de plus tentant que de prendre pour réelle cette correspondance. Pourtant la lectrice que je suis se plaît aussi à imaginer qu’il n’en est rien. Sans doute parce que me vient spontanément à l’esprit, en surimpression avec l’avant-propos, le souvenir de lettres fictives, maillons inoubliables de nombre d’œuvres romanesques des siècles passés. Comment ne pas songer, par exemple, aux Lettres d’une religieuse portugaise (1669), œuvre du vicomte de Guilleragues ? Et comment ne pas se laisser séduire par les propos du narrateur qui se dit, dès l’incipit, sous l’emprise (le « charme ») des textes d’Edgar Allan Poe ? Comment, dès lors, ne pas le suivre dans les cheminements de son imagination ? De cette assertion première découle en effet toute une série de circonstances/péripéties qui entraînent le lecteur dans le sillage du grand romancier américain. À commencer par la fameuse correspondance trouvée au fond d’une malle, mêlée à toutes sortes de papiers de famille sans grand intérêt ; dissimulée de longue date dans le grenier de la maison, cette malle est soudain découverte par un jeune homme qui vient tout juste d’hériter de la vieille « bâtisse délabrée ». Ce préambule, tout imprégné d’un romanesque que l’on savoure jusque dans le style et dans la tonalité, évoque tout aussitôt une famille d’auteurs et un ensemble de récits où fiction et réalité s’entremêlent, piégeant (non sans délices) le lecteur aux prises avec ses interrogations. Cette histoire d’héritage inattendu, venant d’un oncle lointain et à peine entrevu, est-elle le fruit d’une invention ? Un prétexte littéraire propre à donner à l’imagination toutes les chances de tenir sous son emprise le lecteur avide de rebondissements et d’anecdotes à tiroirs ? La lourde malle cadenassée, emplie de trésors, est-elle une pure invention d’écrivain ? Que penser des lettres-poèmes, découvertes par un jeune héritier qui se sent soudain investi du devoir de révéler ces lettres à un public ? Et donc de celui de se soumettre à tout un travail préalable — de relecture et de choix, d’organisation et de traduction — dans le but de confier ces lettres à un éditeur ? Matthieu Gosztola est-il le héros de sa propre fable ? Le créateur de son personnage féminin ? Tout est envisageable. Il est possible même qu’il se rêve, semblable en tous points, dans son travail d’écriture et de création, à ce qu’Antonia dit de Gaudí : « Vous restituez à merveille ce mouvement par l’entrelacs sensible des éléments de votre écriture si sensible, si torsadée, de l’espace, qui donnent à ressentir les myriades de sonorités et de cahots d’images à quoi peut aussi parfois, et fort heureusement, se résumer l’architecture… » Peut-être y a-t-il une part de vrai dans l’enchaînement des circonstances. Et, en définitive, quelle importance cela a-t-il, hors le plaisir de se livrer au jeu de détective dans lequel l’auteur entraîne son lecteur ? De Matthieu Gosztola, je ne connaissais que les écrits critiques. Par cette lecture, je découvre l’auteur et le poète. J’avoue ne pas être déçue. J’avoue même être très séduite par la mise en abyme des différentes thématiques imbriquées dans ce livre et la part de mystère qu’il distille. Écriture / architecture / musique / poésie / amour. Autant de formes qui entrelacent leurs arabesques d’un poème à l’autre, proches en cela du « dessin de l’auteur, sans titre, encre / papier », en illustration de la première de couverture. Une danse. Qui s’imprime en creux, émaillée de silence. Ces lettres-poèmes relevant d’un choix éditorial (comme il est dit dans l’avant-propos), il ne peut s’agir d’une correspondance exhaustive. Chacune d’elles est un extrait, daté. Les dates s’échelonnent entre 1924 — soit deux ans avant la disparition de l’architecte, survenue le 10 juin 1927 — et 2000. Six lettres portent la date de 1924 ; les trois suivantes s’inscrivent dans l’année 1925. Sept lettres occupent l’année 1926, interrompue par un saut en avant jusqu’au 27 avril 1927. Ce bond est suivi d’un retour en arrière sur l’année 1926. Ce premier ensemble se clôt sur une reprise de la lettre-poème du 27 avril 1927. Reprise du même poème avec variation (musicale ?) et enrichissement de la thématique amoureuse : « Quand je pense à nos corps ensemble, je pense à la cathédrale de Majorque. S’aimer, c’est comme juxtaposer trois verres ayant chacun le visage d’une couleur primaire, en prenant (bien) soin de varier l’épaisseur du cristal afin que puisse être graduée l’intensité de la lumière. » (27 avril 1927, p. 62) Et, plus loin : « Quand je pense à nos corps en semble, je pense… Mais avant, J’aimerais te dire une chose. Une seule chose. […] quand je pense à nos corps ensemble, je pense à la cathédrale de Majorque. Celle-là, dont tu me parles toujours avec tes larmes. S’aimer, c’est comme juxtaposer trois verres ayant chacun le visage d’une couleur primaire, en prenant (bien) soin de varier l’épaisseur du cristal afin que puisse être graduée l’intensité de la lumière. » (27 avril 1927, pp. 85-89-90) Cette dernière lettre-poème clôt la première partie du recueil, de loin la plus importante. Suivent deux extraits d’un journal-poème daté de 2000. Antoni Gaudí est mort depuis longtemps. Antonia Maria Arellano, âgée de 103 ans, raconte dans ces pages ses différents voyages. Elle est en relation avec Jean-Paul Michel (Je lis Hölderlin comme on reçoit des coups ?) « tout à la fois le/fils caché d’Hölderlin et le dernier des/grecs illustres », dont elle reçoit des courriels. Elle n’en n’oublie pas pour autant son illustre amant, qui lui avait appris, au travers de son art de la dentelle et du silence, l’art de conjuguer le dedans et le dehors, de les mettre au diapason l’un avec l’autre. Pour lui, elle a inventé, animée par la ferveur de Matthieu Gosztola, un art poétique de l’amour. Idéalement conçu, dès la première lettre-poème, dans la parfaite adéquation de la maison et du corps. « Nous construirons des maisons. Nous construirons des maisons comme des corps. Les maisons seront nos corps. Il y aura le dehors. Il y aura le dedans. Le dedans du corps sera |
MATTHIEU GOSZTOLA Source ■ Matthieu Gosztola sur Terres de femmes ▼ → 15 juillet 1925 | Matthieu Gosztola, lettre-poème (extrait de Lettres-Poèmes | Correspondance avec Gaudí) → [Les masques | Nous parlent] (extrait de Ce masque) ■ Voir aussi ▼ → le site de Matthieu Gosztola |
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