suivi de Largesses de l’air,
Éditions Faï fioc, Montpellier, 2014.
Lecture d’Isabelle Lévesque
« CHEMIN DE CRÊTE, TANT QUE TU MARCHES SANS ESPRIT DE RETOUR » Si le vent tombe, remplace-le et parle,
n’aie qu’une ambition, te soumettre au rythme des mots qui savent, comme sur une grève à marée basse à la rencontre des embruns, nous rafraîchir la bouche.
Seule s’avance. Une éclaircie légère gagne l’espace – le temps change. S’il faut l’attendre, combien de jours à mesurer le ciel pour qu’elle soit entière et que souffle un vent nouveau ? « Longtemps » ouvre le livre, répété sur le premier vers : rôle premier accordé à ce cheminement dans une durée infinie. Au début règne la confusion. L’adverbe pleinement prononcé souligne une démesure, l’attente déployée, comme en un proverbe qui scellerait l’éternité. Au tutoiement, l’adresse, vers qui sonne-t-elle ? Monologue peut-être, questions posées comme on demeure dans un silence inquiet. Identité menacée d’abord par le « mutisme » avant que sonne une syllabe. Le poème de Pierre Dhainaut se déroule dans le temps comme sur les lignes que les vers rayent de cette inquiète attente interrogative. Est-ce que le temps mesuré, les personnes une à une comptées, plus que les lettres des mots épelés, seraient à même d’apaiser ce qui ne retentit pas et attend ? Pour éveiller la nuit, que faudra-t-il qui a disparu ? Quelle écoute pour dénouer le silence ? Air et le souffle : pour que s’ouvre le poème, la nuit blanche ou la neige. Le blanc pour lier le langage à l’aube. Dix vers pour chaque poème de la première partie (I.R.M.), l’astreinte d’un souffle qui d’un seul trait avance vers sa fin. Attente d’une respiration. Cette partie se compose de six dizains, forme poétique illustrée notamment par Maurice Scève dans sa Délie et plus tard par Malherbe dans ses odes héroïques. Malherbe utilise l’octosyllabe et Scève le décasyllabe. Pierre Dhainaut, quant à lui, use d’un vers libre qui approche le décasyllabe. Le premier vers compte dix syllabes : « Longtemps, tu devras si longtemps attendre » Parfois on rencontre l’alexandrin mâché1: « la voix toujours distante, tu sursautes, étranger, » Ou bien l’alexandrin lui-même : « tu le reconnais mal. Ce qu’ici tu viens faire, » Il arrive également que les vers s’allongent, avec des enjambements qui tendent vers une sorte de prose rythmée. Rythme, souffle, haleine raccourcie par l’inquiétude en cette première partie dans laquelle pèse l’enfermement. Les murs de la salle d’attente, les personnes aux visages fermés, closes en elles-mêmes, et le caisson de l’I.R.M. avant la délivrance et le retour vers le rivage et les « embruns » de Syllabaire.
Pour ce second temps, « Âme », « spontanément » le mot de deux syllabes ouvert sur la lettre d’évidence. Lancée de l’alphabet, le poème prend son élan. Celui du vent, de la voix, les paroles vivent de cet air, pour « rédui[re] l’écart ». Plusieurs verbes pour énoncer le mouvement qui engendrera le poème : « écorce » ou « caillou », « […] que tes doigts le caressent/ ils s’arrondissent, ils se réchauffent, » car le poème rejoint leur essence sans la fixer. La forme s’aère : les dizains se divisent en quintils, au total, vingt-et-un. Le mot « âme », qui terminait I.R.M., a ouvert Syllabaire. Le A. Et puis ces assonances : « acceptant », « vocable initial », « deviendra », « échappe », « attire », « déjà »2… L’écho dans le poème lui-même du commencement syllabique. Apprenons à lire. Le deuxième quintil poursuit l’alphabet : « bouche », « marée basse », « embruns »… Comme le troisième : « caillou », « crois connaître », « caressent » « centre », « écart » 2… Pour ces vingt et un poèmes, cinq lettres manquent : k, w, x, y, z. Le poète n’est pas prisonnier de la contrainte qu’il s’est donnée. Le quatorzième offre le O : « Le « oh » de l’étonnement, de l’éloge, tu n’oses l’employer, mais malgré toi, lettre après lettre, il te parcourt, résonne, sans faute accomplissant son œuvre, épanouissant l’origine. » Ce « Oh ! » de surprise rappelle l’émerveillement de l’enfant du cinquième quintil que le 10e reprendra dans le « J » de « joie » (pas le « J » de je, pas de je dans ce livre). Le poète dit « tu » pour lui-même et son lecteur. Où est « l’obstacle » ? C’est toi. Où est « la porte » ? C’est toi. Leçon de poésie, donc de vent. Suivre ce qui n’est pas arrêté, la route offerte singulièrement s’impose par « les arbres, le don, l’étendue », juxtaposés (équivalents s’ils se frôlent). Dans le poème, la forme négative écarte l’obstacle de l’a priori (« Ne t’impose d’avance aucune direction »), elle réconcilie par la forme impérative qui relie la parole aux éléments (« suis l’exemple des arbres »). Écorce si présente dans les poèmes de Pierre Dhainaut, goût pour ce relief que la peau n’invente pas, elle le suit, s’y soumet comme le poème à ce qu’il perçoit. Distinctement, la parole entend si elle laisse bercement ou tempête la pénétrer, ce mouvement délivre le poème. « Neige » et « nuit » en fin de vers s’appellent, même son consonne pour l’emportement, telle merveille prononcée (« c’est elle »), une personne aussi bien qu’un vœu énoncé, il se réalise et change par la couleur du flocon, sa matière légère, la densité du soir. « [A]ucun poème n’est une île », négation porteuse d’un lien entre la terre et le ciel, ce vent qu’un livre tout récent »3 consacre : synonyme de poésie, « autre nom », celui qui n’est ni lui-même ni tout à fait un autre, entre deux rives, le poème avive les sonorités semblables (ce n- initial) ou qui diffèrent en s’éveillant pour les joindre. De ce fertile mouvement, le poème sort fragile, en devenir, nos yeux le poursuivent en le liant à l’horizon, la lecture est un possible – inachevé et libre. « Craie blanche » filant flocon des neiges, fenêtre sur une grève rêvée pour devenir un « hôte ». S’efface-t-elle, la neige devenue craie pour « mettre au monde les visages / des morts qu’elles appellent par leurs noms » ? Qui répondra ou sur quelles lèvres naîtra le murmure qui donne corps ? Ce nom trouvé ou retrouvé, « paupières baissées », source et genèse, fera place à l’interjection admirative « oh » qui rappelle celui du vocatif, injonction fertile où l’on épelle pour que surgisse « un son, un son unique ». Ce mouvement n’est pas vain qui réveille les lettres une à une, l’encre et la plume suivent l’arrondi du geste initial retrouvé pour accomplir « l’origine ». Cœur ou porte, l’accueil même, battant, marque par l’attente « au creux d’une page », ouverture devenue sienne. Incarnée vivante : un lieu nommé où plus rien n’est séparé, « boue » et « givre », face ou revers du même, ils sont réconciliés. Le futur ose les rites : « tu iras redire/roses, passe-roses, sous des cris d’hirondelles », les médiateurs du poème en sont les hôtes. Rêves entrés dans le poème.
Alors L’ère d’avril, pas une journée, pas une saison, l’éternité reconnue dans les tercets allègres, pour le printemps et son « arborescence ». La forme s’allège, s’aère encore. Plus que neuf vers (au lieu de dix), trois tercets par page. Les vers sont plus courts : autour de l’hexasyllabe, de quatre à huit syllabes au plus. Plus de « givre », voici la « grive » qui chante. L’« R » d’avril, mais aussi le « A », le « V », le « I » et le « L » se disséminent dans le poème, comme les « samares » évoquées dans Largesses de l’air. Le « A » frappe à la porte avant l’éclat du « I »:
« Chaque année faste, Chaque année plus ardente un nom nous l’affirme : avril.
Sortir, sortir de soi… de ses appels la grive remplit la maison. » 2
Les « rires » et la « vigne », « i » voyelle du cri : la découverte rebondit dans les premiers poèmes. L’assonance les tient ensemble comme une « connivence ». Cette prolifération sonore retentit, l’allégresse semble les porter dans l’espace autant que dans la voix (les « fleurs infaillibles »). Comme on dit « couleurs », « le jaune, le rouge », le vif secoue le poème et le vers. Les noms entre guillemets semblent naître alors (ceux évoqués dans la partie précédente), dans les paroles ils s’enracinent et s’articulent désormais : « avril », « pluie », « soleil », « feuillage ». Autant de captations oniriques qui ont franchi le seuil du printemps. Ces signes stimulent et lancent les verbes au présent : « Premier vol des mouches, nous lisons les augures, nous aimons le présent. » Le regard alors pour faire éclore, inverser le cours tardif du soir : la voix trouve syllabe en laquelle s’incarner « en lettres d’air ». Le mot d’ordre, « avril », ici encore, il ouvrait les poèmes de cette partie, on entend l’écho plus loin encore dans le mot « poème » et le futur qui l’assigne à sa vocation d’éternité. La quatrième partie, Largesses de l’air, a été écrite par Pierre Dhainaut en pensant « aux peintures d’Anne Slacik », ces pages « lui sont offertes ». Au pluriel encore les mots du poème : « [c]ailloux », ces sonorités convoquent les listes de pluriel apprises enfants. Ce -x qui pèse plus qu’un -s, à poser « contre la tempe » pour que le manque révélé se résolve au singulier. Exploration d’une voie que les pas guident, il le faut, laisser le chemin qui révèlera entre les pierres une floraison, une éclaircie délivrée de la fin, un commencement sans preuve, qui existe. Dix-huit quatrains pour des vers proches encore de l’hexasyllabe et retour du R comme dans la partie précédente. Mais comment ne pas entendre ici également un large « S » ?... « S » d’une sagesse inventée par le poème ? Les préceptes et les injonctions guident la voix. Ce n’est pas le poète qui trouve les mots, mais le poème qui trouve le poète comme la vie nous traverse. « [F]rontière », les pas posés sans fin sur un « chemin de crête », sans craindre la solitude, une voix pour guide, Orphée de neige pour que, de mot en mot, la lumière se murmure.
|
Retour au répertoire du numéro de juin 2014
Retour à l’ index des auteurs
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.