Éditions Al Manar | Alain Gorius, Collection « Poésie », 2014.
Encres de Jean Anguera.
Lecture d’Angèle Paoli
Ph., G.AdC LE POÈTE EST-IL CE « RÔDEUR » QUI CARESSE LE MONDE ? Le vent qui souffle — « si loin / soudainement si proche » — est-il celui de la vie ou celui de la mort ? Un instant frôlé, le poète poursuit sa quête, traversée de l’éphémère parmi les cendres. « Sels noirs » déposés sur la chair inerte et froide d’un corps qui n’est plus. Un instant appuyé contre le vent — tel est le titre du dernier recueil de Lionel Jung-Allégret — « contre une écorce, un nuage, un rocher », le poète s’accorde une immobilité discrète. Vitale, malgré la modestie de la halte, pour celui qui désire tenir en éveil ce qu’il y a encore de flammes ; pour celui qui tente de saisir ce qu’il reste de « lumière éclatante et douce » sous la vacuité du monde. De cette traversée de solitaire, il ne reste en effet que quelques traces. Traces des traits ouverts par la silhouette d’encre qui ponctue, en trois temps, le poème de Lionel Jung-Allégret. Avec, au centre, une double page qui délimite peut-être un avant un après. Silencieuse, la silhouette de Jean Anguera accompagne les mots du poète, effile à ses côtés sa marche sur la page. Le poète est-il ce « rôdeur » qui caresse le monde ? Celui qui porte en lui cette vie qui pousse vers la mort ? Sensible à la voix du poète Pierre-Albert Jourdan dont il suit le cheminement, il est celui qui « cherche des secrets quand tout se tait ou que tout commence »… « [c]elui qui écoute des voix enfouies dans les feuillages vacillants de silence ». Il est celui qui « tente d’épeler le silence » (Pierre-Albert Jourdan). Dans l’univers dévasté qui tient de lieu où vivre, est-il encore possible d’entendre « le chant du monde » ? interroge une première voix. « Entends-tu le chant du monde ? ». Ainsi s’ouvre le recueil, sur ce questionnement aux lointains accents de Jean Giono. Et sur un dialogue où se noue une double impossibilité. Impossibilité d’entendre autre chose que « la couleur du sang et les cieux qui brûlent ». Impossibilité de voir « l’immensité venue du ciel ». Réduite à une lampe ordinaire, l’immensité se fait lilliputienne et le poème d’ouverture s’abîme dans le « vide ». Pessimisme alors, qui guide Lionel Jung-Allégret ? Se frayant un passage sur des « chemins d’anthracites », le poète fouette sa lucidité sans illusion d’injonctions qui rythment sa progression semée d’obstacles. « Empierrement » et « désordre ». Faire face / retenir / avancer. Insectes vorateurs qui peuplent « la chambre close », murs et meubles. Avancer, pourtant. « Et marcher droit. Marcher haut. » Parmi les répétitions du même, le « nu » et le « dur ». « Dans le même jour. Le même arrêt. La même lenteur d’empierrement arraché au soleil. Parmi les contradictions aussi. Celle de « la beauté que l’on boit à l’aurore » et de « l’odeur funéraire de l’huile frottée sur des torses froids. » Accepter le « foudroiement » de la naissance, son apparition dans la douleur ; accepter l’amertume de « l’amour qui meurt avec les fruits ». Et la vacance du monde, sa vacuité muette. Se résoudre à l’effacement. « Faire face. À l’effacé. » Parfois un dialogue s’instaure, précédé de tirets, questions entre « Tu » et « Je ». L’autre ? Le double de l’un ? Injonctions entre un futur et un présent. « — Tu marcheras vers qui tu es. — Je marche contre le dos de l’aube. Je marche vers un visage aux paupières de lin et de cierge. — Tu marcheras jusque dans la terre. — Je marche dans un corps inconnu. Mon pas est de terre et de chair. Je vais dans le cercle de mes yeux. » Chaque rencontre poursuit dans la lenteur et le silence, sa marche vers le dessaisissement ; conduit à la dissolution : « J’écoute mon pas et puis un pas et puis rien ma voix au bord de ce qui vient. » Dégagée de toute recherche factice, la poésie du recueil Un instant appuyé contre le vent est dépouillement. Habitée par le doute, la parole se resserre, réduite à un oracle de peu de mots. Brèves et simples dans leur structure, les affirmations se répartissent sur quelques vers, d’inégale longueur. Séparés du corps du poème par des espaces de silence : « J’avance sur un sentier qui se vide » /« [o]n va où rien ne bouge ». Les assertions s’inscrivent dans un présent qui refuse l’infini du monde. « Je cherche des signes contre ce qui n’est plus ». La lumière se réduit, faisceau qui n’éclaire que le vide, vision qui va decrescendo dans le retrait. Le vent se recroqueville : « Moins qu’un souffle dans l’instant d’un souffle ». Confronté à l’expérience douloureuse de la mort — « je me souviens des yeux ouverts et blancs de mon père » —, à la solitude qui est le lot de chacun de nous — « [s]eul avec sa voix. Seul avec son pas » —, confronté à la violence de l’éternité — « [l]’éternité est une violence qui ne propose rien » —, le poète cherche l’amenuisement et la disparition : « Être frémissement dans le germe de l’écorce et le pas du soleil qui expire avec mon pas ». « Être silence dans le silence. Et fuite dans la hauteur ». Ou peut-être — une fois accepté « l’escarpement des mots », une fois traversé « l’éblouissement de ce qui brûle » — aspire-t-il au fusionnement cosmique ? « Être l’horizon. Être mouvement. Être d’eau et de soleil. » Comment appréhender à sa juste mesure la beauté d’un poème qui ne se laisse effleurer que par bribes ? Qui se dérobe à la mise en mots ? Qui résiste, au-delà de leur percée, à la captation du dire ? Accepter de suivre le poète, avancer avec lui entre cendre et lumière — dans l’écriture d’« une parole brûlée, agrandie jusques au blanc ». Se laisser porter par le rythme des vers comme sur la crête des vagues. Comme dans cet étrange sizain où se côtoient amour et mort et qui alterne, irrégulier, le balancement des vers pairs et vers impairs : « L’amour écrit avec des doigts de sang [10] et la prière des mots [7] devant le bois des cercueils. [7] |
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