Assumer sa finitude, ce n’est pas pour l’être humain se replier sur lui-même, mais au contraire garder vivant en lui, comme une blessure inguérissable, cette puissance d’échappement qui constamment l’arrache, poétiquement et métaphysiquement, à toute assignation à résidence.
Françoise Dastur
Ph., G.AdC
Quatorze ans séparent le recueil de Brigitte Gyr, Incertitude de la note juste, qui vient de paraître aux éditions Lanskine, d’ Avant je vous voyais en noir et blanc, l’un de ses premiers recueils, édité chez Jacques Brémond en 2000. Une évolution frappante dans l’écriture, toujours aussi dépouillée, exigeante pour dire la douleur de la perte, l’irréductibilité du temps. Mais autant, dans le livre plus ancien, dominait le regret du bleu d’un ciel à jamais perdu, autant, dans Incertitude de la note juste, transparaît un désir vital de se libérer du poids de cette douleur. Et si ce livre, au titre bien choisi, nous touche, c’est en fait parce qu’il sonne juste, au plus près de la vérité, de l’émotion. Un livre à l’écriture incarnée qui gagne en densité poétique (plus de simplicité, moins d’abstraction). De la nostalgie encore cependant dans ce texte au lyrisme contenu, maîtrisé, avec de nombreuses références au bout rapiécé de l’enfance, aux paysages, à la nature, révélant un calme, une tranquillité trompeuse (l’eau du lac porte noir), un souvenir d’un temps où l’exubérance du soleil était sans limite.
D’avoir vécu une tendresse partagée permet avec — toujours — l’incertitude de la note juste / jusqu’au souffle final, d’envisager ensemble la muraille que tu souhaitais franchir, de vivre des instants malgré tout presque gais, en dépit de l’épouvante finale.
On voudrait refuser l’inéluctable, mais on est impuissant ; un jour vient la fin comme dans le passé, le bruit des bottes. Telle est notre condition d’humain. On voudrait tant protéger ceux qu’on aime (parents de ses parents ?), dont restera après leur mort, nous dit l’auteur avec une élégante sobriété, une mappemonde ébréchée dans un monde qui continue de tourner, malgré ses guerres, ses blessures en forme de trou du côté gauche.
Dans ce livre où il y a équivalence des temps — présent et imparfait coexistant parfois dans le même poème —, hier apparaît comme éternel avec quelque chose du fini, du deuil, qui barre à jamais le présent, modelé par l’ombre du passé qui va jusqu’à l’ ensevelir. On pense au souvenir circulaire dont parle Barthes en évoquant Proust ; le temps est suspendu, les images brouillent sa vue, un voyage dans un passé où tout se confondrait... un disque rayé... Dans ce passé éternel quelque chose s’est cassé comme se cassent... se découpent ici les poèmes sur la page : vers discontinus, écriture souvent disloquée, mots écartés, souffle heurté, quelque chose a été enlevé comme dans le poème le bonheur innocent. Perte, disparition, un interdit doit être brisé. On ne peut que s’interroger : quelle perte ? de quel ordre ?
Il y a entre Brigitte Gyr et le monde comme un écran mal éteint. Il convient à présent de quitter les rails d’un temps aboli, de bouger, de faire bouger la conscience, de passer de l’eau... noire (mort) du lac à l’eau douce (naissance) du ruisseau. De quitter ces routes qui mènent toujours au même lieu, de nier l’écart où aujourd’hui me lie à hier déshumanisé. Sortir de cette roue qui tourne à vide, se séparer, s’autoriser à vivre après la mort de l’autre, avec ce poids du passé dont on se sent responsable. « Nous mourrons de ce qui nous réduit », écrit Edmond Jabès.
Comment rompre le fusionnel ? Le lien, la corde rouge, le fil symbolisant l’attachement, le cordon si dur à couper, ce qui rassure, bien sûr, mais aussi ce qui cadenasse attache relie, peut enterrer, étouffer, étrangler bref, ce qui empêche de vivre le présent si vie-et-mort est confusion des genres ; là encore les mots choisis sont dévastateurs, violents : cendre, brûlé, troué, grenaille, massacre, tranche, bataille, fantôme… on est engloutis.
Il nous reste jour après jour / à étirer jusqu’au point de rupture / ce fil qui de parole à parole / nous a tenus cousus... C’est le travail de ce livre où Brigitte Gyr laisse advenir sa parole, apprend à oublier, à se laisser étonner, à faire confiance à la vie. Il y a là un dynamisme traduit dans la forme par des vers courts (un ou deux mots souvent), des poèmes aux formes allongées avec une rupture de ton à la fin :
toi parti / je me suis mise à espérer / d’autres lacs/d’autres villes...
je m’y gaverais de manuscrits / de lectures de paroles / je lècherais des pots de yaourt à la fraise
Retrouvant enfin légèreté et humour, on tourne les talons, attirés par le parfum de la pêche de vigne, l’espoir est là, la vie continue, le tout et le rien ont cessé de se battre en duel... On renonce à toute cette rage d’éternité en pure perte. Accepter de vivre et de mourir sinon rien. Faire le deuil, affronter, seul face à soi-même, le manque… pour redonner sens au temps et à l’espace, pour qu’ils soient réhabilités. Ce livre en trace tout le trajet.
les marges du fleuve s’écartent on ne s’y attendait pas non plus, comme le dit l’auteur.
La poésie de Brigitte Gyr a gagné en extension parce qu’elle est au plus près de l’être, soulignant parce que toujours ça recommence, le cycle jamais épuisé. Et si elle ne passe pas sous silence, à la fin, tant de mélancolie, c’est par tant de beauté que son livre s’achève.
Contre cette certitude tangible : ça recommence, une réponse : bouger. La lucidité n’empêche pas la vie, au contraire, appuyons-nous sur la tendresse reçue sur cette image éclaboussée de lait pour nous aider à vivre. L’écriture concise, le choix d’images « concrètes » pour exprimer ce qu’il y a de plus profond, de plus dur aussi, donne à ce livre une force particulière, une singularité : ni menace ni désastre, malgré la neige qui tombe advient la vie, on ne s’y attendait pas, la clarté de l’eau, la légèreté du rire... Quoi de plus simple ? Quoi de plus vrai ?
Parvenus à la fin d’ Incertitude de la note juste, on comprend mieux pourquoi l’auteur a cité en exergue cette phrase de Jankélévitch : « Qui fuit la mort fuit la vie / Car la mort est la vie même », où transparaît l’amour du philosophe pour le paradoxe, son écriture toute en densité poétique. La mort, pour lui, est (contenue dans) la vie, ce non-sens fait sens, donne sens justement à la vie, de sorte que l’accepter ou, pour le moins, ne pas la fuir, c’est donner sens à sa vie, vivre en sachant combien elle est précieuse parce que finie, vivre dans le présent sans peur du futur, sans regret du passé.
nos pas s’enfoncent dans le vide / on se ressaisit / on fixe la cime / un rire s’y balance léger, écrit ici Brigitte Gyr et l’on pense à cette autre phrase de Jankélévitch : « l’attitude par rapport à la mort / est en réalité une attitude dans la vie ». Car ces poèmes sur la disparition sont aussi des poèmes sur la vie, et même si la nuit tombe trop vite, la force insoupçonnée de la vie nous happe et heureusement perdure, nous rappelle l’auteur, ce quelque chose qui s’éclaire / idée de poème. Peut-être parce que, pour elle, le chemin a été long, douloureux, avant qu’elle réussisse à ne plus fuir la vie en voulant fuir la mort : sa poésie est de celles qui aident à « voir », comme le disait le poète.
Mireille Fargier-Caruso
D.R. Mireille Fargier-Caruso
pour Terres de femmes
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