L’ENFANCE S’ÉLOIGNE, VOYAGES À SAINT-MAUR DEMEURE
La photo de l’« enfant sur une barque », un garçonnet en culottes courtes et en chandail tricoté main, est datée de juin 1958. Elle a été prise quai de Bonneuil, dont les berges sont jalonnées de « bâtiments industriels ». On trouve la description de ce paysage de bord de Marne un peu plus loin, dans le « Deuxième voyage » de Voyages à Saint-Maur. La photo sépia, illustration de la première de couverture, y est décrite.
« Des frênes ombragent la scène. La prise de vue est sous-exposée. Des noirs charbonneux enserrent les corps, les tirent.
Des poissons viennent aux nouvelles.
— Ne bouge pas ! Ne les regarde pas ! Tu vas tomber ! »
Ces précisions et compléments d’information, qui miment un instant le contexte de la photo, la ramènent au présent du moment où elle a été prise. Mais Jean-Louis Giovannoni, auteur de ces lignes, ajoute un peu plus loin, parlant des chevaines qui tournent autour de la barque : « la photo n’en a rien retenu. »
Pareils aux poissons qui ont échappé à l’objectif, les souvenirs « échoués dans le présent », se dérobent, et leurs traces échappent à toute tentative de réhydratation. Ainsi en sera-t-il du passé que Jean-Louis Giovannoni ramène à la surface de sa mémoire dans Voyages à Saint-Maur.
Il faut à l’auteur tout son talent d’écrivain pour se glisser dans les zones de flous, pour déplier les gestes, pour rendre aux voix leurs intonations d’origine. Et permettre ainsi aux visages qui surgissent de temps à autre de venir regarder le petit garçon des années 1950 en équilibre sur sa barque. Peut-être l’adulte qu’il est devenu parviendra-t-il à lui restituer son bien ? Cette « multitude d’histoires fixée sur papier sensible. »
La barque est à l’arrêt, arrimée au piquet qui la tient rivée à la berge. L’eau du fleuve, un friselis, à peine. Debout à l’avant de la barque, l’enfant se tient droit et immobile. Rien ne bouge. Le récit de Jean-Louis Giovannoni, Voyages à Saint-Maur, tenu tout entier dans cette photo sépia, s’inscrit apparemment dans un paradoxe. Les voyages annoncés seront-ils immobiles ? Pas vraiment. Dans le temps, ils sont pluriels, inscrits dans une multiplicité. Ainsi le suggère le titre. Dans l’espace, ils se répèteront à l’identique, selon le trajet imposé par le bus 111. Depuis Paris jusqu’à Saint-Maur-des-Fossés, « une bonne heure environ ». Le voyageur déambule ensuite dans les rues du quartier, à la recherche du numéro 23 de l’avenue Jean-Jaurès. L’itinéraire se reproduit en sens inverse, à la fois semblable et différent, dans le retour vers Paris.
Les « voyages » sont au nombre de douze. L’écriture des trois premiers renvoie à l’année 1981. Printemps 1981 / Été 1981 / Automne 1981. Vient ensuite un Hiver 1981/1982. Suit une ellipse temporelle de plusieurs mois qui prend fin avec le « Cinquième voyage », daté de septembre 1982. À partir du « Sixième voyage », le temps prend ses distances et l'on entre dans une tout autre coloration/connotation. Hors temps / De mon lit, un soir. /…Par temps couvert / Essais en plein jour / Le 21 décembre 2012. Deux voyages, le huitième et le neuvième, ne portent aucune indication. Quant au « Douzième voyage », suivi depuis l’appartement parisien sur Google Maps, l’écrivain y passe en revue les différents points névralgiques de sa banlieue, en faisant glisser le curseur, ne retenant au passage que quelques observations qui confirment le « désastre » :
« Le 21 bis n’existe plus.
Le 23.
Je monte le curseur.
Impossible d’entrer. L’image se brouille. »
Ainsi prennent fin Voyages à Saint-Maur :
« Fermeture de session
En cours… »
Le temps est élastique dans Voyages à Saint-Maur. Époques et âges se croisent. Les analepses fréquentes ramènent le passé sur le devant de la scène. L’enfant de jadis reprend ses droits sur la page. On y trouve ses rêveries et ses passions, ses aventures et ses jeux guerriers, sa cabane au fond d’un jardin, ses expériences d’entomologiste en herbe. On y croise ses camarades et les gens du quartier ; son chat Pompon et ses poissons rouges ; mais aussi les hantises maternelles, ses craintes obsessionnelles de la propreté et de la maladie. Passé et présent se cherchent, se superposent, fusionnent. Le gamin en culotte courte de la photo sépia livre les secrets de l’écrivain d’aujourd’hui. L’un et l’autre cohabitent avec tendresse.
Dans cet incessant chassé-croisé entre hier et aujourd’hui (un aujourd’hui qui appartient désormais au passé de l’écriture), l’écrivain revient sur la période de Saint-Maur. Point fixe de la photo. C’est là qu’il a vécu avec sa mère, dans le modeste pavillon du 23, avenue Jean-Jaurès. Parfois, surgis des pages d’un album, d’autres lieux s’immiscent, qui appartiennent à la même époque. Quelques dates, inscrites au dos d’une photo ou marquées par un événement particulier, permettent de circonscrire une part de ce passé. Mai-juin 1960, « l’invasion des hannetons » à Saint-Maur. « Été 56. » La photo est « prise avec ma cousine Pierrette près de la maison familiale en Corse ». Été 63. La photo d’« un groupe de communiants sur la place du village U Carognu (Caroneo) ». Cette photo ramène avec elle l’incompréhension liée à la disparition de la fillette, et les vers que Jean-Louis Giovannoni lui a consacrés dans Le Corps immobile (éditions Unes, 1982) :
« Comment a-t-on pu la convaincre
de quitter notre photo
où elle avait tout pour être heureuse ? »*
L’une de ces photos porte la date de septembre 1958. Elle est prise à Saint-Maur. L’enfant a huit ans : « On m’offrit à huit ans une casquette avec protège-oreilles. » La casquette à oreillettes, signe vestimentaire distinctif de l’enfant de cette époque-là — « on me voit avec cette casquette sur presque toutes les photos ».
Plus loin, dans le « Huitième voyage », une photo presque identique montre le « petit garçon perché sur un vélo d’homme, de fabrication ancienne. La photo a été prise dans les années 50. »
On retrouve le chandail tricoté main et le short. Ailleurs les chaussettes en tire-bouchon, les sandales ou les brodequins, selon la saison. D’autres attributs viendront compléter l’attirail de l’enfant, petits soldats de plomb, albums illustrés, Tout l’Univers, marrons, et boîtes ; et un « petit vélo beige », trop grand pour lui.
Revenons à l’année qui ancre le récit dans le temps : 1981. Sans doute l’auteur a-t-il envisagé, dès cette époque, de revisiter son passé, d’en noter quelques bribes sur des feuillets. Après avoir été abandonné, le projet d’écriture de ces voyages à travers le temps semble avoir retrouvé une nouvelle impulsion avec l’approche — en 2012 — de la date anniversaire de la mort de la mère. 1974. La publication de Voyages à Saint-Maur en 2014, aux éditions Champ Vallon, marque le quarantième anniversaire de sa disparition.
De fait, le récit s’ouvre avec la mort de la mère. « Ma mère est morte ». Ainsi commence le « Premier voyage ». Passée cette première phrase — dont l’écriture blanche rappelle celle de Camus dans L’Étranger : « Aujourd’hui, maman est morte » —, le présent de la mort s’installe dans une durée qui rejoint celui de la vie : « Elle habite au 23, avenue Jean-Jaurès, rez-de-chaussée droite où elle dort. » Les deux présents coexistent, cohabitent conjointement, indissociables l’un de l’autre. « Les deux situations se côtoient. Aucune n’a la force. Impossible. », note l’écrivain dans cet incipit. Ainsi la mémoire reste-t-elle inopérante dans l’effort que fait l’écrivain pour séparer ce temps de la mort qui s’agrippe au temps de la vie. Et l’incompréhension demeure pour celui qui tente de saisir le mystère de la disparition :
« Par où les choses disparaissent-elles ? Absorbées de l’intérieur ? En elles-mêmes ?
Désastre muet. Sans preuves. »
L’écriture peut-elle apporter une réponse ? Comment s’y prendre ? Que noter ? Quelle méthode adopter ? Autant de questions qui se posent à l’écrivain qui revient sur le lieu de l’enfance. Autant de questions nécessaires pour tenter de cerner le passé, de l’enclore dans une page, de reconstruire, même illusoirement, même imparfaitement, un univers fragmenté, disparu ; le colorer d’une apparence de réel.
« Installer un paysage ?
Par épuisement. Usure. Jusqu’à voir à travers. Dans l’évidence. Où tout reste et ne sait tomber. »
Installer un paysage. Cela donne un cadre pour vaincre la peur. Peur de constater que le décor a changé. Peur du doute qui taraude. Peur de se trouver confronté à l’impossible. Ou pire, à l’inutile, à la vanité de l’entreprise. « Pourquoi noter ? »
« Je relis mes notes. Aucun passage sur eux (les hommes). Impossible de reconstituer ces lieux. Manque toujours quelque chose. Pas certain que ces arbres… peut-être trop au bord ? »
S’attacher à noter les noms des rues et des places, les plaques commémoratives, les noms des usines ou des cafés, le cimetière, la topographie des boucles de la Marne, ses lieux-dits et ses îles… Telle est la méthode. Retrouver sur le territoire, tout ce qui y est inscrit une fois pour toutes, tout ce qui n’a pas changé, qui a résisté au temps qui passe. Tout ce qui restitue son dû à la mémoire. Retrouver la passerelle. La passerelle de la Pie.
« La passerelle.
Fantôme au-dessus de l’eau. La Marne lente. Lente et décidée. Elle chante dans les graves. Court par le métal et le béton. Jusqu’à mes pieds. Ma main. Collée à la rambarde.
Corps traversé par les remous. Passerelle solide jambes dans l’eau. Enfant pris dans la nuit. Ne l’ont pas retrouvé. »
Passé présent se frôlent ici, rêve et réalité se mêlent. Qu’est-ce qui revient à l’adulte dans ces lignes, qu’est-ce qui revient à l’enfant ? L’un et l’autre fusionnent laissant la question, devenue inutile, sur le bord.
L’écrivain a beau vouloir contenir son récit dans une écriture objective, neutre, elliptique jusqu’à la sècheresse parfois, il ne peut empêcher les métaphores de se glisser dans les interstices. Jusqu’à faire surgir et à exprimer, inattendue au sein de la cruauté, l’émotion, progressive et lente. Et la beauté :
« Sur la carte, Saint-Maur-des-Fossés ressemble à une poche. À une poche pleine. Un utérus gravide. D’où rien ne sortirait.
Que la Marne est lente à serrer son tour.
Nul ne se débat dans un nœud coulant. Pris au col, on ne bouge plus trop. On laisse passer le temps. »
Retrouver les personnes que l’on a connues est une entreprise vouée à l’échec. Faire remonter les souvenirs qui se rattachent à elles est tout aussi improbable. Écrire sur ces personnes échappe :
« Quand je parle de personnes, je devrais détailler un peu plus. La plupart du temps, je ne reconstitue qu’un bras, une main isolée ; un manteau, une casquette. Guère mieux. Mon taux de réussite est plus important pour les parfums et pour les voix. Je me concentre, et ils remontent. »
Pour les odeurs, en effet, l’écrivain n’a pas son pareil. Odeurs de transpiration, de sueur, d’haleines… mélangées aux relents de cuisine incrustés dans les vêtements. Rien ne nous est épargné de ces détails peu ragoutants. Ils parlent de la modestie du quartier. Et l’auteur nourrit pour elle une grande affection. L’odeur de Saint-Maur est reconnaissable, elle aussi, dès les abords de la ville :
« Mes poumons reconnaissent à la première goulée l’air de Saint-Maur, de ce quartier. Avec son arrière-fond de jardins mouillés, de terre entourée d’eau. De murs humides. D’arbres saisis par le centre. Condensation qu’exhale le moindre rayon de soleil. »
L’émotion n’est pas loin. Elle est là, sous-jacente, qui guette. Retourner au 23 n’est pas une aventure inoffensive et indolore. Paralysé, l’écrivain esquive le moment de retrouver la maison. Il fait des détours, tergiverse, passe sur l’autre trottoir. Bat en retraite. Se terre dans son appartement, prêt à renoncer. Les souvenirs pourtant affluent, fragments épars qui fermentent sous le crâne, semblables aux germes qu’il collectionnait gamin :
« Veulent surgir. Gagner surface. Et ça trépigne. Gronde. Tourne en sachet. Par vingt. Par mille. Si toutes ces enveloppes s’ouvraient d’un coup.
Elles dorment […]
Des formes en devenir. »
Les formes ont germé. Se sont épanouies. L’écrivain les a contenues, classées, organisées dans la précision. Le Guide des nuisibles a donné naissance aux Moches. Et les vieilles photos ont accepté de livrer une part de leur histoire. Une histoire tendre et douloureuse, animée par le regard bienveillant du poète sur le petit monde de Saint-Maur qui a été un jour le sien. Une histoire d’enfance qui s’éloigne, émouvante et belle. Et qui revit par l’écriture. Tout redevient possible :
« Le soleil ne s’est pas encore retiré. Mes bras bougent. Pompon s’agite. Nous sommes déjà haut. Les pavillons nous rejoignent. Vols d’une pièce à l’autre. »
Voyages à Saint-Maur demeure, qui rejoint dans la lenteur d’autres voyages imaginaires.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
__________________________________
* Jean-Louis Giovannoni, « Les choses naissent et se referment aussitôt » in Le Corps immobile, Éditions Unes, 1985, page 122.
|
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.