Ph., G.AdC
UNE ÉCRITURE DU DÉSIR
Littoral 12. Quasi signalétique, portuaire, le titre informatif du recueil d’Anne Calas ouvre pourtant sur un voyage poétique au long cours. Partition maritime en douze chants, le recueil Littoral 12 se clôt sur une date : décembre 2012. Avec ce premier ouvrage de poésie, Anne Calas met ses pas dans les pas de Blaise Cendrars, emportant avec elle, comme cahier de voyage, les Feuilles de route du poète :
« Je suis propre lavé frotté plus que le pont
Heureux comme un roi
Riche comme un milliardaire
Libre comme un homme »
Tel est l’exergue qui donne la tonalité du long poème Littoral 12. Rudesse d’une vie drossée par la mer ; richesse d’une richesse autre que matérielle ; bonheur de l’homme qui éprouve la liberté grande que lui confère la vie à bord d’un navire, confronté à l’immensité de la mer.
« Homme libre, toujours tu chériras la mer ! » écrivait Charles Baudelaire dans Les Fleurs du Mal.
Femme libre, Anne Calas chérit la mer et le grand large. De cet amour profondément lié à ses amours terriennes et à l’histoire de sa vie, la poète tire un chant homérique renouvelé. Elle fait entendre, lorsqu’elle se laisse prendre aux mailles d’un lyrisme enlevé très personnel, une voix de femme vibrante et passionnée. Une voix « inouïe », qui ose embrasser l’élan et les mouvements du cœur, balayant de la plainte l’univers poétique qui est le nôtre.
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En douze chants répartis selon quatre ensembles — 5/2/3/2 —, interrompus par trois « intermèdes insulaires », Anne Calas traverse le temps, traverse l’espace. Des rivages des Flandres — ZEEBRUGGE — où elle ancre le point de départ de son écriture, à New York où se noue l’épilogue de sa « traversée » à bord d’un « vessel rouge » (en passant par les rives de la Bretagne où elle a son port d’attache), Anne Calas revisite sa vie — enfance heureuse / amours / voyages / vacances / naissances / chagrins / déceptions / séparation / contradictions — au gré des flots qui la guident et dont elle épouse les houles écumeuses. Fille de la mer, déesse issue des noces de Thétys avec le dieu Océan, la poète-aventurière, éprise de vastes horizons et de constellations innombrables, se coule dans les grands mythes archaïques. Lumineuse. Solaire et lunaire à la fois. Lunaire parce que la Lune, divinité tutélaire tout en splendeur et en diadème, l’accompagne dans ses pérégrinations et dans ses vagabondages. Solaire parce que la poète se situe tout entière du côté de la sensualité et de l’éros, indissociables chez elle, de l’amour. Femme de chair et d’os, avide de « miel » et de « semence », elle va, pareille aux « nymphes joyeuses » qui frappent le sol qu’elles foulent, « jamais rassasiée », répétant et scandant :
« J’ai faim » ; « j’ai soif » ; « je marche ».
« Je m[Arche] », écrit-elle aussi , célébrant par ce jeu typographique l’ « Alliance du ciel & de la terre ». (p. 47)
Les chants qui composent cette partition — longueur et formes extrêmement variées — alternent phrases isolées sur la page — parfois proches de l’aphorisme — et paragraphes denses, semis de mots et éclats, crochets et italiques, traces typographiques et photos (trois, en noir et blanc), poèmes et proses. Irrégulier, un sonnet sans rime déroule le décor d’un passé amoureux, la naissance de quatre enfants, la beauté de la jeunesse, son aveuglement, sa chute douloureuse d’une Olympe qui donnait l’illusion de l’éternité :
« Malheur à nous de n’être pas des dieux. » (p. 53)
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Journal de bord poétique et énigmatique — marin « (fuseau 6/ 8-12-2012 [sa]medi), 40°00’ latitude N, 64°55’ longitude W »—, le chant XII, chant final, scelle dans une même étreinte l’amour fusionnel avec la mer et les « serments » du renouveau amoureux :
« l’arrivée le quai les côtes enfin
premier oiseau et cette étreinte que la fin
toujours fait naître avant les grands commencements
nos saturnales notre âge d’or et nos serments » (p. 249)
Quant aux « intermèdes insulaires », ils se présentent comme des proses, sans majuscules ni ponctuation finale et font penser à des pauses intermédiaires, à la fois plages de répit entre deux chants et quais de départ vers une autre errance, un autre envol. Ou vers une plongée intérieure habitée par l’attente.
« ton corps littoral intérieur […] ton corps me manque » (p. 99)
Dans chaque chant se lit le désir du départ et se dit le désir de rives autres où se partage l’amour :
«[…] j’ai soif
provision d’eau fraîche la moitié du ciel est
à nous je te veux pour l’élan que [tu] désir
incandescent que tu la beauté nue que tu
nuits blanches beiges belles belges » (p. 25)
« rivages rivages rivages »
Un appel. L’appel prend appui sur les balises du texte, glissements d’une page sur l’autre :
N
e
m
’
é
g
a
r
e
p
a
s
et, à la page suivante :
g
a
r
d
e
-
m
o
i
— répétitions (souvent ternaires) de mots et de sons —allitérations en « p »— qui scandent le déroulement du poème sur la page :
« une plongée
pénombre dans les couloirs tapis rouge
mes pas les nôtres
portes battantes portes
voix
houle voiles
une plongée » (p. 23)
ou en « p » et « b », dans la suite mystérieuse du chant :
« rassembleur de nues te voilà. vents bourrasques
inouïs. milliers de bras poussent repoussent
cette grâce une douceur on ne sait plus peau
de lion pousse repousse peau de dragon duvet
de cygne pelage de faon pousse repousse
après que peut-on dire ? corps vibrants gorges cages
tout ce qui contient [nous] l’étonnement de cet
accord parfait murmures brûlures la part manquante
l’autre moitié. Après que peut-on dire ? […] » (p. 25)
Il fallait que le long poème chanté de Littoral 12, pour prendre son essor et rejoindre l’espace — terre, ciel, mer —, désiré avec ferveur, puise dans la contemplation. Ainsi s’ouvre le premier chant, sur un champ d’observations de « mes propriétés » (allusion explicite à Henri Michaux) / « mes priorités », chant qui s’effectue « par petites poussées successives ». Poussées rituelles sous forme de refrain qui (se réitèrent et) s’accompagnent visuellement de longs tirets interrompus par les chevilles du « ça » :
« pour faire—————————ça—————————je pousse
de petites poussées
successives
tu vois/comme ça » (p. 14)
Sensitive, la poésie d’Anne Calas, favorisant d’emblée la vue — dans toutes les dimensions qu’elle offre —, ménage un temps pour le « recueillement / intérieur », « la piété inspirée ». Un rituel à trois temps accompagne les « longues poussées » :
« ablution/libation/invocation ».
De chant en chant, Littoral 12 déroule ses étapes, jalonnées, de loin en loin, de « et puis ». Ou de la variante « et encore ». Chacun de ces appuis narratifs introduisant un nouvel épisode, un nouveau paysage, une nouvelle effervescence. Un nouveau départ.
« et puis/ le cri » ; « et puis/plan large » ; « et puis : Tout quitter. Époux. Palais. Enfants. » ; « et puis, /à droite à gauche vallons & plaines. » ; « et puis, /demain je pars. » ; « et puis : s’enfoncer dans la forêt humide… » ; « et puis, /rouler dans le matin. ».
Il arrive que le poème se délite sur la page, lorsque départ et rupture coïncident et que la séparation se vit dans la violence :
« Dormir longtemps draps de fil blancs longtemps blancs immaculés.
le jour
nu
lumière sous le volet
corps pluie lit
je me serre » (p. 55)
D’autres fois, réduite à un chapelet de mots, l’écriture rend compte d’un profond désarroi.
Certains poèmes, rejoignant en cela le titre de l’ouvrage, prennent la forme de bulletins marine. Les paragraphes, denses, visent à l’efficacité informative. L’écriture — succession de groupes nominaux séparés par des points — mime le style télégraphique.
« port. Neuf heures du soir. Vent doux haubans & mâts pulsations métalliques chaleur presque — accablante. » (p. 31)
L’annonce du départ se fait par une « nuit sans lune », aux abords du sommeil et du rêve. La magie poétique gagne. Les allitérations en « m » bercent le chant ; le mythe impose ses images de libations et de vins. L’aventurière annonce à la cantonade son départ :
« fils d’Evanthès dieu d’Ismaros boisson divine
je pars
Ulysse mon compagnon je pars ».
Femme triomphante, inventive, décidée, la poète rivalise avec Ulysse et le dépasse. Dans Littoral 12 en effet, c’est l’homme qui reste à terre et qui regarde s’éloigner l’épouse ou l’amante. Au milieu du poème pourtant, évoquant le paysage des îles et le voyage, l’aventurière annonce :
« [je pars avec toi] ». Cette annonce entre crochets semble être l’expression d’un désir irréalisable et évoquer le rêve. Au fil des poèmes d’autres mots entre crochets apparaissent, qui ponctuent les chants. Un dialogue s’instaure, ponctué d’acquiescement [« oui »] ou d’affirmations [« je sais »]. Tantôt c’est de la narratrice qu’il s’agit, « je » ; tantôt c’est de l’autre. « Et ta main [invisible] sur mon cœur. »
Ou encore :
« Je suis une amoureuse [dis-tu] ». (p. 71)
Cet autre qui s’insinue peu à peu dans le cœur de l’amoureuse mais demeure encore dans l’ombre des crochets, qui est-il ? Est-ce une présence — prémonitoire — qu’elle ne connaît pas encore mais reconnaît déjà ? À laquelle celui qu’elle choisit et à qui elle se lie s’enroule désormais ?
« Étalon noir ou olivier. Ce sera [toi]. Signe de tête/voilà. Tu me conduis. Voyage. Et je te suis. Je roule. Tu me conduis. Voilà. Belle guerrière. Belle ouvrière. » (p. 73)
Est-ce lui, ce [toi], celui à qui est dédié Littoral 12 ? « à toi, Yves. »
Chaque départ annonce la fin d’un monde partagé, d’une vie à deux qui s’estompe pour laisser la place à une histoire neuve. Un homme apparaît, qui n’est plus l’époux des amours de jadis (« T’avais rêvé un autre »). Chant où se dit le désir, le long chant IV brouille les décors, les époques, les embrassements/enlacements. Où se situent les frontières ? Les découpes entre rêve et réalité ? Entre onirisme et érotisme ? Présent et passé se mêlent ; s’enchevêtrent. Les souvenirs refont surface, nimbés d’une légère mélancolie.
Ph., G.AdC
« Où êtes-vous jarres Brise au feuillage des frênes ?
où êtes-vous nappes aux carreaux rouges et blancs,
herbes tendres/ Où ? Enfance/ Où ? Je marche » (p. 46)
On ne peut s’empêcher, lisant ces vers, de fredonner l’air de Maxime Le Forestier :
« San Francisco, où êtes-vous
Liza et Luc, Sylvia, attendez-moi »
La nostalgie est de courte durée. Le présent réapparaît, sous forme d’une phrase complice :
« Anyway [comme tu dis] ».
Petite phrase conclusive qui revient dans la bouche de l’autre pour ponctuer le dialogue :
« Il faudra secouer les sorts, anyway
[comme tu dis] » (p. 80)
Poète inventive de chair et de feu, Anne Calas nourrit Littoral 12 de ses chimères. Et s’en libère. Par l’écriture. Marquée à la fois du sceau des Anciens et par l’imprégnation des poètes contemporains, sa poésie est poésie du désir. Désir amoureux et désir du voyage, appel des déserts de la mer des forêts des oiseaux ; désir de renouer avec le « langage d’avant les mots ». Liée aux constellations qui voguent dans la voûte céleste, la poète l’est aussi à la lune. « Femme-déesse » à qui elle adresse une ode vibrante de « piété inspirée » :
(—pied. Cercle blanc poussière de sable infiniment
lumière de nuit lumière, virginale opaline
silence—fente lente robe noire. Dos
frottements glissements aube naissante aube
je te regarde lune je te salue mon astre
glaise inclinée je suis. émergée du chaos
femme-déesse ou demi-dieu pénombre nue
ton chant à la bordure traverse traversée
supplique pietà la beauté de ton cri
prière séminale des ténèbres à l’aurore
épaule silencieuse nubile butineuse
le sable lentement s’écoule de ta main—) (p. 75)
Avec Littoral 12, Anne Calas offre une poésie régénérée. Prend le risque d’une écriture portée par les forces vives d’une personnalité riche. Ouvre devant elle un sillon de mots et d’émotions jusqu’alors tenus sous le boisseau, interdits de séjour sur la page du livre. Elle ose un lyrisme audacieux, incandescence et démesure dionysiaques.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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