Image, G.AdC MES PROPRIÉTÉS (extrait) Dans mes propriétés tout est plat, rien ne bouge ; et s’il y a une forme ici ou là, d’où vient la lumière ? Nulle ombre. Parfois quand j’ai le temps, j’observe, retenant ma respiration ; à l’affût ; et si je vois quelque chose émerger, je pars comme une balle et saute sur les lieux, mais la tête, car c’est le plus souvent une tête, rentre dans le marais ; je puise vivement, c’est de la boue, de la boue tout à fait ordinaire ou du sable, du sable… Ça ne s’ouvre pas non plus sur un beau ciel. Quoiqu’il n’y ait rien au-dessus, semble-t-il, il faut marcher courbé comme dans un tunnel bas. Ces propriétés sont mes seules propriétés, et j’y habite depuis mon enfance, et je puis dire que bien peu en possèdent de plus pauvres. Souvent je voulus y disposer de belles avenues, je ferais un grand parc… Ce n’est pas parce que j’aime les parcs, mais… tout de même. D’autres fois (c’est une manie chez moi, inlassable et qui repousse après tous les échecs) je vois dans la vie extérieure ou dans un livre illustré, un animal qui me plaît, une aigrette par exemple, et je me dis : Ça, ça ferait bien dans mes propriétés et puis ça pourrait se multiplier, et je prends force notes et je m’informe de tout ce qui constitue la vie de l’animal. Ma documentation devient de plus en plus vaste. Mais quand j’essaie de le transporter dans ma propriété, il lui manque toujours quelques organes essentiels. Je me débats. Je pressens déjà que ça n’aboutira pas cette fois non plus ; et quant à se multiplier, sur mes propriétés on ne se multiplie pas, je ne le sais que trop. Je m’occupe de la nourriture du nouvel arrivé, de son air, je lui plante des arbres, je sème de la verdure, mais telles sont mes détestables propriétés que si je tourne les yeux, ou qu’on m’appelle dehors un instant, quand je reviens, il n’y a plus rien, ou seulement une certaine couche de cendre qui, à la rigueur, révèlerait un dernier brin de mousse roussi… à la rigueur. Et si je m’obstine, ce n’est pas bêtise. C’est parce que je suis condamné à vivre dans mes propriétés et qu’il faut bien que j’en fasse quelque chose. Je vais bientôt avoir trente ans, et je n’ai encore rien ; naturellement je m’énerve. J’arrive bien à former un objet, ou un être, ou un fragment. Par exemple une branche ou une dent, ou mille branches et mille dents. Mais où les mettre ? Il y a des gens qui sans effort réussissent des massifs, des foules, des ensembles. Moi, non. Mille dents oui, cent mille dents oui, et certains jours dans ma propriété j’ai là cent mille crayons, mais que faire dans un champ avec cent mille crayons ? Ce n’est pas approprié, ou alors mettons cent mille dessinateurs. Bien, mais tandis que je travaille à former un dessinateur (et quand j’en ai un, j’en ai cent mille), voilà mes cent mille crayons qui ont disparu. Et si pour la dent, je prépare une mâchoire, un appareil de digestion et d’excrétion, sitôt l’enveloppe en état, quand j’en suis à mettre un pancréas et le foie voilà les dents parties, et bientôt la mâchoire aussi, et puis le foie, et quand je suis à l’anus, il n’y a plus que l’anus, ça me dégoûte, car s’il faut revenir par le côlon, l’intestin grêle et de nouveau la vésicule biliaire, et de nouveau et de nouveau tout, alors non. Non. Devant et derrière ça s’éclipse aussitôt, ça ne peut pas attendre un instant. C’est pour ça que mes propriétés sont toujours absolument dénuées de tout, à l’exception d’un être, ou d’une série d’êtres, ce qui ne fait d’ailleurs que renforcer la pauvreté générale, et mettre une réclame monstrueuse et insupportable à la désolation générale. Alors je supprime tout, il n’y a plus que les marais, sans rien d’autre, des marais qui sont ma propriété et qui veulent me désespérer… Henri Michaux, Mes Propriétés [1930], in La Nuit remue, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, Éditions Gallimard, 1998, pp. 465-466. Édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran. |
Retour au répertoire du numéro de mars 2014
Retour à l’ index des auteurs
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.