Mystes,
Collection Ivoire,
Le Nouvel Athanor, 2013.
Préface de Françoise Bonardel.
Lecture de Sabine Huynh
Ph., G.AdC
Quand je lis Le Silence des pierres – et j’insiste sur le présent du verbe lire car je n’ai pas cessé de lire ce livre depuis que je l’ai rapporté en 2013 du Marché de la poésie (Paris) – je ne peux m’empêcher de penser à ces mots d’Edmond Jabès : « Venir au monde en poète, c’est être dans le monde autrement qu’en y résidant. » On sait que Matthieu Baumier est loin d’écrire en néophyte, mais Le Silence des pierres n’en est pas moins son premier recueil publié : pierre symbolique dans le paysage poétique, ce livre solennise l’appartenance de son auteur à la poésie et signe la renaissance d’un écrivain dont la maturité spirituelle l’érige en myste initié, gardien du Poème intègre. Ainsi, Poème Tu me demandes de me présenter Seul, Et de répondre à ce monde ? Matthieu Baumier, « à l’écoute des mots qui tracent son avenir » (Jabès), fait profession de foi avec ces textes impressionnants au caractère grave et épuré, dont le sujet inspire le respect : le Poème. Y sont distillées ses croyances et convictions par rapport à ce qu’il attend aujourd’hui de la poésie. Espérances d’un orfèvre sculptant des vers qui ne sont plus ni « simulacres de paysages et vols de virgules », ni mutisme et froideur de pierre. Dans notre monde dévasté chancelle le Poème-arbre, mutilé certes, mais non pas réduit au silence, et les mystes le soutiennent. À la ronde grisée du solstice d’hiver, une vague figée sur les lèvres, l’arbre sombre en racines de palabres et gravit épuisé la lettre de terre […] Non, non, il n’est pas encore minuit et l’arbre se hâte au devant du mot, simple mot parmi les mots enfuis – des lettres, simples lettres parmi les arbres vivants. Il s’agit pour le poète de regarder le monde droit dans les yeux tout en écoutant ce que sa bouche de mandorle prononce – cette « bouche lumineuse » qui « forcera l’échine / des tourments » – : la « douce clameur » d’une poésie incurvée où s’animera enfin la « vague figée », au creux de laquelle peuvent finalement s’inscrire la vie et la lumière. Nous sommes allés à la terre. Nous sommes allés sous le chêne. Devant l’immobile, le mot ailé du monde. Seul le Poème est la voie, l’ultime recours dont parlait Roberto Juarroz, pour réaliser ce projet de vie qui s’élèvera au-dessus des paroles vaines et laides revêtues des mêmes faux-semblants dont sont parées les « icônes livides » du monde, et permettra de retrouver « les dieux que nous avons en nous » (Char), ainsi que « Jérusalem la paisible », la céleste aux douze portes : univers et poésie spirituels, purs et clairs ; paradis où fleurit la rose mystique. Exilé parmi les exilés, le poète s’érode à la pesée vacillante des mondes. À l’oiseau, copeaux fendus en montagnes, c’est la mort, l’écriture, la vie charpentées à l’aval des hameaux. Exilé parmi les exilés, l’exil dévale, incurve, coule la poésie. Nous avons survécu au désastre, nous dit Matthieu Baumier, poète vigilant, révolté, consterné par les ravages de l’Histoire, ravages des guerres et des crimes commis par les hommes. Et il écrit « depuis cet instant / l’après fin du monde » : L’océan n’est pas rentré au port Et les églantiers sont en retard C’est la crue des cadavres. « La poésie a beaucoup souffert / des avances de la nuit » : l’âme « effondrée / dans la paume du simulacre », elle est en passe de devenir cette Lointaine, abstraite, déshumanisée. Nous sommes parvenus au rivage, là où le visage de l’homme sombre aux reflux, à la fin des paysages. Le poète nous enjoint, à nous ses « compagnons de l’Aurore », de nous engager dans les ondes d’une langue non savante, pratiquement une langue démotique et concrète – l’heure est bien venue « de sertir le voile du réel dans la mandorle du poème » –, langue du réel et de l’humain, car malgré les ténèbres, l’être humain n’est-il pas un poème ? J’attends le retour des paysages, ancrés au refrain des visages. Et les cimes de l’image poésie. L’être humain est un poème, soit un mystère de lumière, autant que la vie, que l’univers, sa création, pour peu qu’on se souvienne qu’« aux commencements / le monde, tu sais, / le monde martelait la rime // du commencement du Poème. » Je pense aux arbres, ils tombent. Cet homme disparaîtra des cartes Et le réel s’impose. Vient, s’en va Comme le trait simple d’un crayon. Je pense aux arbres qui succombent. Et aux étoiles empalées. Pourquoi devrions-nous l’aimer, cet homme-là ? Ces « étoiles empalées », et « toutes ces tombes, toutes ces tombes / Écroulées au cœur des vies / Abattues ici, à l’entour des racines juives » : l’adjectif « juives », le dernier mot du dernier poème du Silence des pierres, brise ce silence, estampe et ouvre le recueil, signifiant ainsi le triomphe du langage contre la barbarie. Dans cette « après fin du monde », chaque nouveau poème est une aube, un lever de soleil, un monument aux morts et aux vivants, que le poète sculpte avec ténacité, adossé à la mort et au chaos. Le Poème est à la fois son outil, son « vaisseau épointé », et sa création. Que sont devenus Les compagnons de l’Aurore ? Il faudra bien que tout se taise Pour qu’un son de pierre Encore retentisse De nos rêves exilés Dans la mémoire des abeilles » Le Silence des pierres est un livre essentiel, celui du geste poétique et de sa pierre d’angle, le Poème, plus que nécessaire en cette époque fort agitée, à « l’heure où l’homme laboure sa folie » – comme nous le rappelle sans cesse et à raison Matthieu Baumier dans Recours au poème, l’excellente revue hebdomadaire en ligne de poésie internationale qu’il anime depuis 2012 avec Gwen Garnier-Duguy. Que peuvent-ils ? Que peuvent-ils, maintenant, Les mots du simple Les mots du Poème ? Il est trop tard trop tard. |
MATTHIEU BAUMIER Source ■ Matthieu Baumier sur Terres de femmes ▼ → Mystes (extrait) ■ Voir aussi ▼ → (sur Recours au poème) une notice bio-bibliographique sur Matthieu Baumier ■ Autres notes de lecture de Sabine Huynh sur Terres de femmes ▼ → Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots → Romain Verger, Fissions |
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